Ne pas se fier aux bruits de pas sur le parquet. Pénétrer dans Le Domaine suppose une oreille-éponge, une audition souple et bienveillante capable d’absorber le flux de bruits qui pullulent et accompagnent chaque geste, chaque froissement de tissu, le moindre soupir. La vaste demeure où se situe l’essentiel de l’action du film est une véritable chambre d’écho où, par la grâce d’une post-synchronisation digne d’un feuilleton de la grande époque de la SFP, le bruitage est follement amplifié, jusqu’à envahir l’espace sonore et transformer chaque dialogue en murmure, en un son parmi d’autres. Tout résonne, un pied nu sur un parquet claque comme un coup de fouet, une étreinte sonne comme un clapotis guttural. Il y aurait là matière à ricaner, si quelque chose de plus sourd ne retenait l’attention, n’autorisait un sursis pour, finalement, emporter le morceau une fois la mise en scène déployée dans toute sa belle amplitude. Il ne s’agit donc pas de faire preuve d’indulgence vis-à-vis du mixeur, tant il apparaît, au vu de la qualité du film, de sa rigueur classique, qu’il y a là moins une négligence qu’une volonté entêtée de rester fidèle à une manière de faire. L’exotisme de ces arrangements sonores, tout comme le jeu des comédiens, ne saurait faire écran à ce qui se trame au fond de l’image. Au contraire, le film de Lester James Peries (figure tutélaire du cinéma sri-lankais, du haut de ses 84 ans) relève son défi quasi oulipien -conquérir un auditoire sous une pluie de bruits incongrus- avec élégance et maintien.
Adapté de La Cerisaie de Tchekhov, Le Domaine se déroule à une époque indiscernable et paradoxalement spécifiée comme charnière dans l’histoire du Sri Lanka et de l’Inde : l’heure où les grands propriétaires terriens commencent à renoncer à leurs propriétés, l’heure où émerge une bourgeoisie de parvenus, l’heure, enfin, de la contestation estudiantine. Une mère et sa fille reviennent d’Angleterre, où elles ont vécu durant cinq ans, pour sauver la maison familiale, menacée de saisie par des créanciers. La seule issue pour elles est de vendre la maison à Lucas, un fils d’ouvrier devenu riche, dont on ne sait s’il tiendra ses promesses. Le constat est amer -une classe chasse l’autre, l’aristocratie raffinée ne fait plus le poids face à la brutalité des nouveaux riches-, mais de la part du cinéaste, nulle nostalgie réactionnaire pour un ancien régime, à la façon d’un Sokourov (celui de L’Arche Russe). La présence quasi clandestine mais essentielle, dans ce jeu cruel de dépossession et de revanche de classe, d’un étudiant révolutionnaire fait office d’alternative radicale auquel Peries accorde la même attention qu’aux autres parties. Il y a du fatalisme et de la lucidité dans le regard du cinéaste, mais aussi un souci de beauté comme pour en signaler la pérennité, affirmée contre l’impermanence des époques.
Comme dans Le Salon de musique de Satyajit Ray, auquel le film renvoie immanquablement (tant par sa proximité géographique et générationnelle que, surtout, par sa mise en scène et son atmosphère), l’action est centrée à l’intérieur de la luxueuse demeure dont l’extérieur est sublimé par un épanchement lyrique de haute volée. C’est pourtant au dehors que rode la mort : un enfant noyé dans un lac près de la maison, il y a longtemps, qui hante tout le film dès que son nom est prononcé et dont le visage émerge de l’eau au détour d’un insert surnaturel et stupéfiant. Sans cesse le dehors rappelle à lui la famille de retour à la maison. La mère, traumatisée par la noyade de son fils, en rêve souvent, et de magnifiques plans de coupe sur le lac viennent brutalement transpercer la continuité dramatique (les tractations autour de la vente), elle-même filmée très classiquement. Sans doute est-ce là la noblesse propre au film : rendre à une époque finissante la quiétude d’un lac paisible, coloré par les nénuphars et peuplé par les êtres aimés.