La France va mal, c’est un écrivain qui nous le dit. C’est un véritable petit miracle de miniaturisation que réalise Ann Scott dans ce troisième roman au titre orgueilleusement orwellien : en moins de 200 pages, elle parvient à condenser une histoire modérément palpitante, un cahier de doléances énumérant point par point tout ce qui ne marche pas dans ce pays, les dix derniers numéros de Combien ça coûte, le nouvel album de Florent Pagny, une synthèse des discours prononcés par le ministre de l’intérieur depuis son entrée en fonction et, cerise sur le gâteau, une syntaxe approximative doublée d’une magnifique faute de grammaire (page 118, tout en bas). Le Pire des mondes raconte l’histoire d’un jeune dessinateur free-lance : il est riche mais mérite ce qu’il gagne, vit dans un loft confortable quoique mal situé, s’est offert une Porsche à la sueur de son front et possède un équipement audiovisuel dernier cri. Singeant Bret Easton Ellis comme elle peut, l’auteur s’attarde longuement sur la description de l’ameublement du loft, sur les courbes parfaites de la bagnole (précautionneusement remisée dans un parking, toujours garée avec soin, rétroviseurs repliés), sur les disques qui se suivent dans l’autoradio (la B.O. de Virgin suicides, celle d’Ocean’s eleven), sur le menu des restaurants asiatiques que fréquente assidûment le héros, bref, sur tout ce qui lui semble être significatif de son train de vie, de ses goûts, de son type social. C’est rébarbatif, prodigieusement mal écrit, parfois difficilement compréhensible (sachant que Leader Price est une enseigne de supermarché, que signifie cette phrase : « Il détestait les quelques supermarchés où il y avait rarement d’autres choix possibles que Leader Price » ?), dans l’ensemble extraordinairement naïf. Un semblant d’intrigue émerge péniblement de ces tranches de vie banales : notre dessinateur, rôdant par hasard devant les grands hôtels du seizième arrondissement au volant de sa 911, croise une jeune actrice japonaise dont il tombe follement amoureux. Ses journées ne seront désormais plus que séances de surf sur Internet en quête d’informations biographiques, intense zapping sur le satellite pour la voir en interview et tentatives d’approche d’une rare stupidité.
Tout cela aurait pu ne faire qu’un mauvais roman de plus : c’eût été dommage. Car là où Ann Scott se surpasse et écrase la concurrence, c’est dans l’espèce de critique sociale au énième degré qui forme le fond du livre et dont l’histoire (ou ce qui en tient lieu) n’est que le prétexte. Sans qu’on sache vraiment s’il faut la prendre au sérieux ou pas (le roman est écrit à la troisième personne, non à la première, ce qui semble exclure l’excuse houellebecquienne habituelle), Ann Scott rédige une diatribe impayable dans laquelle on pourra lire le cri de douleur de la France qui bosse, une sorte de manifeste des jeunes célibataires imposables contre l’absurdité du monde qui les entoure. Certains passages méritent d’être cités : « Lui redonnait la moitié de ce qu’il gagnait. Comme s’il travaillait les six premiers mois de l’année gratuitement. De quel droit ? » Mieux : « C’est comme les droits de succession. Des gens travaillent toute leur vie pour acquérir un truc, puis une fois qu’ils crèvent, l’Etat se pointe tranquillement et en rafle la moitié. De quel droit bon sang ? » Encore plus fort : « Pays de merde de toute façon. En France on n’encourage pas les gens à faire de l’argent. Dès qu’ils essayent d’entreprendre quelque chose on leur fout des bâtons dans les roues ». Toujours plus loin, toujours plus haut : « C’est comme les grèves : n’importe quel syndicat à la con peut paralyser le pays tout entier sans qu’on y puisse quelque chose, et tant pis si ceux que ça pénalise ne sont en rien concernés par les revendications ». L’orgasme est proche : « Et la redevance télé ! Cette bonne blague ! La somme récoltée sert seulement à payer les salaires de ceux qui la collectent. Comment peut-on être demeuré au point de laisser perdurer pareille aberration ? » On se le demande, en effet, et on passe les considérations sur l’incurie de la police (pas fichue de retrouver un scooter volé), le manque d’éducation de la racaille (avec sa morgue et ses « survêts Tacchini » ridicules) et le matraquage publicitaire dont est victime le citadin d’aujourd’hui.
On ne peut que rester perplexe face à cette fabuleuse guirlande de lieux communs. Plaisanterie ? Suicide littéraire ? Crise de la quarantaine anticipée ? Quel que soit le sentiment qu’inspirent les positions vigoureusement anticonformistes défendues dans le roman, l’aplomb et la vulgarité avec lesquels elles sont assénées laissent pantois. D’une certaine manière, Ann Scott se place à la fois très en deçà et complètement au-delà de la littérature. Entre la brève de comptoir et l’éructation poujadiste, le micro-trottoir et l’écho de conciergerie, elle signe un texte absolument nullissime mais sociologiquement curieux. Une pièce à verser au dossier « nouveaux réacs », une aberration éditoriale significative de la confusion des temps, un document à lire comme un rapport de l’Insee sur le moral des 15/35 CSP+ et les chiffres de la petite délinquance à Paris. L’intensité de la consternation qu’il procure lui donne paradoxalement l’intérêt qu’il n’aurait pas eu s’il s’était contenté d’être aussi nul que les autres.