1987 : En lieu sûr fut le dernier roman de Wallace Stegner, qui devait mourir six ans plus tard dans un accident de voiture, à près de 90 ans. Ceux qui avaient découvert l’américain avec les centaines de pages des monuments romanesques récemment importés par Phébus (le somptueux Angle d’équilibre, qui obtint le Pulitzer en 1971 et, surtout, le fabuleux La Bonne grosse montagne en sucre, époustouflante épopée d’un héros au caractère trempé dans l’Amérique du XXe siècle naissant) découvriront, non sans surprise, une histoire plus modeste, presque intimiste, encore que tout autant attachante. « Je voulais faire toucher du doigt une vérité moins fardée que d’habitude », expliquait Stegner à propos de ce texte dont il savait peut-être qu’il serait son salut final, « faire entendre une musique qui ne remuerait que de petits bruits, mais dont les échos iraient loin ». Voilà donc deux couples d’universitaires qui, liés par une amitié en béton armé, ont traversé ensemble la moitié du siècle. Tous quatre sont érudits, cultivés, pleins d’ambitions littéraires et d’idéaux familiaux on ne peut plus classiques ; le narrateur, Larry, raconte simplement leur rencontre, en pleine Dépression, et les parcours parallèles qui les ont amenés à nos jours, avec ce qu’il faut de joies simples, de drames tristes, d’imprévus banals et d’éclats de rire salvateurs.
Quoi d’autre ? Rien, justement : c’est tout le pari de Wallace Stegner que de parvenir à tenir son lecteur en haleine avec ces quatre vies presque anonymes, quoique chargées d’un poids autobiographique évident. Dans cette perspective, En lieu sûr peut presque se lire, au-delà de la méditation sur l’existence, la jeunesse et la maturité qu’il recèle, comme une petite leçon de littérature dispensée par un maître en la matière ; Stegner, qui dirigea un quart de siècle durant l’atelier d’écriture de l’Université de Stanford (il eut rien moins que Thomas McGuane et Raymond Carver pour élèves -excusez du peu), a ainsi truffé son texte d’autoréflexions maquillées derrière celles, transparentes, de son personnage. « Comment, à partir d’existences aussi paisibles que celles-ci, faire un livre qui trouverait des lecteurs ? », se demande l’écrivain. « Où se trouvent les éléments dont se saisissent les romanciers et qu’attendent lesdits lecteurs ? Où sont la grande vie, le gâchis criant, la violence, la dépravation, le désir de mort ? » Tout l’enjeu du livre est là : Stegner se propose d’achever sa longue carrière littéraire (une soixantaine de livres au total, dont plusieurs biographies ou livres historiques et une bonne part de romans et nouvelles) sur un rythme moins trépidant que celui des chefs-d’oeuvre qui ont fait sa réputation ; ses héros, ajoute-t-il, « sont des vestiges d’une époque plus paisible ». Faut-il y chercher pour autant le soupçon de nostalgie que semble contenir plus d’un chapitre ? On peut peut-être prendre les choses à rebours et comprendre ce désir de retrait comme une réaction à un état de choses contemporain (disons post-moderne) qu’il connaissait bien et ne se privait pas de critiquer : « L’art et la littérature ont de ces modes ! Pourquoi ne laisses-tu pas de côté tous ces trucs auxquels s’intéressent tant d’auteurs contemporains ? », demande l’amie du couple au narrateur. « Pourquoi ne pas écrire quelque chose sur un être humain bon, gentil, présentable, qui mènerait une existence normale dans un environnement normal et s’intéresserait à ce à quoi s’intéressent la plupart des gens ordinaires ? » Et l’interlocuteur écrivain de répondre : « J’y réfléchirais ». Stegner ne savait pourtant que trop bien que l’on ne fait pas de littérature avec des bons sentiments ; rien de mièvre, de fait, dans cette histoire calme que l’on lira à la fois comme une autobiographie déguisée et comme une variation sur cet inépuisable thème qui fit écrire à Blake ses plus beaux poèmes : les chants de l’innocence et de l’expérience.