Après deux admirables recueils de nouvelles (Insomnies et l’Ange sur le pont), on continue de découvrir, avec quelques honteuses décennies de retard, l’oeuvre angoissante et lucide de John Cheever (1912 – 1982), pilier du fameux New Yorker et chef de file d’une école informelle qui, avec Roth, Updike ou Salinger, marqua tout le vingtième siècle littéraire américain. Observateur aigu des mœurs de son temps et infatigable peintre de cette middle-class américaine dont il tirera la plupart de ses personnages, il nourrit des années durant les pages des revues new-yorkaises de ses nouvelles (ses Collected short stories, qui lui valurent le Pulitzer en 1978, comptent pas moins de 200 titres), au point de se voir affubler par l’un de ses rédacteurs en chef, William Maxwell, du délicat surnom de « machine à fictions ». La critique, elle, prend rapidement l’habitude de parler de lui comme du « Tchekhov des banlieues », manière de situer son univers (les suburbs résidentiels où la classe moyenne fait bâtir pavillons ou maisons de luxe, selon ses revenus) et ses héros de prédilection (les commuters, ces bureaucrates et cadres moyens qui, chaque jour, s’entassent dans les trains de banlieue qui les emmènent vers le centre-ville). Paru en 1967, Les Lumières de Bullet Park n’échappe pas à la règle : bienvenue dans une banlieue plutôt bourgeoise, pleine de demeures à sept chambres, trois salles de bains et quelques dizaines de milliers de dollars, où s’agite et déprime un petit peuple de gens aisés qui s’invitent mutuellement à de sympathiques dîners amicaux. Cheever aurait pu choisir n’importe laquelle de ces familles modèles, purs produits de l’Amérique des sixties triomphantes : il braque son projecteur sur celle d’Eliott Nailles, brave père de famille amoureusement uni à son épouse (Nellie) et attentif à l’éducation de son rejeton (Tony). Base-ball, activités associatives de bon goût, petit verre de whiskey après de dures et saines journées de travail, rapports idéaux avec le reste de la communauté locale : tout semble aller pour le mieux dans la vie des Nailles, archétype du foyer laborieux et méritant, véritable petite publicité ambulante pour l’american way of life des années Kennedy. Las : dès qu’on regarde à travers les serrures, ainsi que s’entend à le faire Cheever, l’image bascule. La réussite professionnelle ? Du vent : Eliott déteste son job, et consomme clandestinement des anxiolytiques pour tenir le coup. L’harmonie conjugale ? Demandez à la triste Nellie ce qu’elle en pense. La vie de famille ? Tony, le fils parfait, sombre dans l’apathie et refuse un beau jour de quitter son lit. Le bonheur américain ? Des clous, nous explique John Cheever, qui n’a pas choisi le nom de son héros, Nailles, par hasard ( » nails » signifie effectivement « clous »)… Le tableau idyllique des premières pages se déchire encore un peu plus lorsque s’installe à Bullet Park un certain Paul Hammer ( » marteau « ), névrosé solitaire et charmeur dont on suit dans la deuxième partie l’inquiétante trajectoire, laquelle file en ligne droite vers la maison Nailles, pour le pire, bien sûr.
Superbement construit, Les Lumières de Bullet Park est sans doute le meilleur livre de Cheever traduit à ce jour : baignant dans une trouble atmosphère de pulsions refoulées et d’incurable mélancolie (« je suis triste, c’est tout », répète inlassablement le fils dépressif, Tony), il mêle adroitement une histoire quasi-policière en sous-main à un tableau de la condition humaine directement inspirée de l’existentialisme français (dans une scène d’anthologie, Nellie affirme être membre d’un « club littéraire très actif » et « étudier Camus » : « Oh, je ne peux pas me souvenir de chaque titre. Nous étudions tout Camus »). On songe aux secrets noirs que cachent les façades des pavillons décrits dans les romans de Laura Kasichke, héritière directe de Cheever, ou à l’ambiance délétère du Virgin suicides d’Eugenides et de la version filmique qu’en a donné Sofia Coppola : dépressif et déprimant, inquiet et inquiétant, cet admirable roman nous fait basculer de l’autre côté du miroir américain, là où les mythes se renversent et où les images officielles tombent en miettes. Un petit chef-d’oeuvre.