Une veuve s’enfuit dans la campagne avec ses deux enfants… remake-minute des Egarés ? Non, le monospace de la famille qui, dans les premiers plans, se dirigeait paisiblement vers sa résidence secondaire, nous indique que l’action est contemporaine. Une brutale expropriation -l’assassinat du mari par un couple qui a pris possession de leur maison de campagne- a marqué la fin de tout ordre social, de toute valeur. Loin de s’en tenir à la violence mate du fait divers, Haneke élargit celui-ci en catastrophe générale : on dirait que ce serait la presque fin du monde et que tout le monde courrait partout, désemparé, prêt à tuer pour une gorgée d’eau. Les causes du chaos, c’est là l’originalité du film, sont tenues à l’écart, dans un hors-champ aux limites toujours repoussées.
Dans une première partie très maîtrisée, le réalisateur exploite visuellement la fuite dans la nuit de la mère (Isabelle Huppert) et de ses enfants Ben et Eva en restituant par la sous-exposition de la pellicule notre peur primale du noir. Il substitue à l’imagerie du film-catastrophe une obscurité qu’il creuse, la nuançant, à la faveur de la cavale, en brume matinale, ou la brisant violemment par les flammes géantes de l’incendie d’une grange. Malheureusement -pour nous-, le trio rejoint une gare désaffectée peuplée d’autres individus aux abois. Ce lieu à demi-clos devient alors prétexte au catalogue des passions humaines chauffées à blanc. Les hommes se déchirent, comme pour obéir au titre hobbesien du film, et la mise en scène sobre s’alourdit d’un crescendo d’images choc, tantôt fortes, tantôt gratuites, tel ce cheval auquel on tranche la gorge. Ainsi, une fois posé dans cet abri qui l’est tout autant pour le réalisateur que pour ses personnages, Le Temps du loup s’installe dans le théâtre de situation. Désincarnés, les protagonistes deviennent des archétypes (le profiteur, la râleuse…) et leur sort, observé à travers les yeux de la fille d’Anne, indiffère malgré l’échappée que constituent les lettres écrites par Eva à son père assassiné. L’obscurité qui, dans la première partie, fouissait dans nos consciences angoissées, tourne au soporifique. Non qu’il eût fallu nommer ce hors-champ mystérieux qui précipite la société humaine à sa perte : il n’est que de voir La Honte de Ingmar Bergman (1968), dans lequel le couple Ullman-Von Sydow traverse, hébété, une guerre sans nom, pour s’assurer que l’Histoire n’est pas forcément évacuée en l’absence de référent historique précis. Mais Le Temps du loup, en étendant l’obscur de l’individuel (la petite famille) à l’humanité entière (représenté par des types), le retourne en son contraire : une lisibilité pachydermique.