L’oeuvre d’Edna O’Brien est toute entière imprégnée de l’image de la femme dans les contrées les plus reculées, les plus archaïques d’Irlande. La figure de l’homme jeune, meurtrier, paraissait déjà au moins dans La Maison du splendide isolement ; en parcourant ses livres précédents, on comprend immédiatement que le fait divers qu’elle relate ici l’ait touchée au plus profond. Roman polyphonique, Dans la forêt donne autant la parole aux gens qu’aux lieux, dont l’importance est ici capitale. On entre dans ce monde reculé par des chemins étroits et on n’en sort pas aisément : comme le souligne l’auteur, « on se nourrit tous de nos peurs, on se replie dans les ténèbres comme dans une grotte obscure ».
Edna O’Brien a d’abord vu une femme « trop belle pour être chanceuse ». Puis des meurtres d’une absolue sauvagerie, tout près du lieu où elle a grandit. Sa fiction nous plonge dans ces paysages inhospitaliers et creuse le cœur de ses habitants, sanctionnant leur échec devant » un des leurs, un fils de leur terre, issu de leur chair et de leur sang, devenu fou furieux. « . Car c’est de ça qu’il s’agit : une traque et un échec, parce que personne n’a agit à temps et que certains ont même pensé que tant de terreur ne pouvait être qu’une punition divine. L’histoire est très simple : une mère et son enfant disparaissent, suivis par un prêtre d’un village voisin. On retrouve leurs voitures brûlées. Tout le monde sait qui est le coupable : O’Kane, enfant du pays, a grandi entre maisons de correction et prisons anglaises et vient de rentrer, assoiffé de vengeance, fou. Les recherches commencent et il est arrêté, juste avant que soient retrouvés les corps dans les bois, abattus à bout portant. Des bois souillés à jamais, symbole à la fois de l’antique paganisme, des forces obscures, des voix nourrissant la folie du Kinderschreck perdu pour les siens. Edna O’Brien raconte les faits et scrute l’âme de son pays, observant ce qui se joue dans ces régions désertes et hostiles, alors même que la brebis galeuse est connue de tous. Peurs, superstitions, remords. Personne ne fait rien avant l’irrémédiable : la mort d’Eily, la mère et celle de son fils, une mort impardonnable touchant au symbole maternel, dont l’image plane sur tout le roman. Eily est la féminité incarnée, ne faisant qu’un avec son enfant, un couple que » le banni a vu et qu’il lui a fallu détruire dans sa soif d’appartenance « . O’Kane, à travers ces meurtres, cherche à exorciser le souvenir chimérique de sa propre mère morte. Bien sûr il échoue, mais quand il s’en rend compte, tout est déjà fini. C’est cette genèse qui fait d’un homme un fou meurtrier, puis l’échec d’une communauté, les rapports étroits entre sauvage et civilisé, qui tissent la trame de l’histoire. Les fantasmes de l’orphelin ne suffisent pas à rendre acceptable ce qu’on pensait inimaginable. Mais il n’y pas de limites à la folie.
Avec des chapitres très brefs, reflets intimistes pudiques et discrets, Edna O’Brien nous fait toucher du doigt l’essence d’un univers qui ne laisse pas volontiers entrer l’étranger. Elle signe pourtant un portrait très beau et très dur de son pays qui, quand il refuse de punir un des siens, peut « perdre son innocence d’antan, (…) lieu marqué comme un être humain peut l’être par sa violation ». Dans la forêt confirme en tous cas une chose. Il y a quelques années, on comparait parfois Edna O’Brien à Colette ; elle répondait « Colette était plus heureuse ». Elle ne mentait pas. Qui oserait prétendre que le malheur nuit aux romans ?