De l’autre côté appartient à un vaste projet, il est le dernier volet d’un triptyque en forme d’errance entre trois points du globe : l’Europe, au lendemain de l’effondrement du communisme (D’Est, 1993), le sud des Etats-Unis, sur les lieux d’un lynchage d’un Noir par trois Blancs (Sud, 1999) et la frontière américano-mexicaine (De l’autre côté). Trois films, donc, mais aussi des installations vidéos (pour D’Est et De l’autre côté), et pourtant la cinéaste n’avait en rien décidé d’une trilogie à venir en réalisant le premier film. Ce qui rapproche ces trois oeuvres, c’est d’abord un genre (le documentaire), et ensuite, surtout, une politique du paysage. Le lieu, le territoire, avec ses excroissances, ses plis, ses plaies, ses difformités, est le personnage central et omniprésent de chacun d’eux. Ceux qui le peuplent, des disparus.
De l’autre côté se situe à la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis (tout comme il se situe, bien sûr, à la frontière entre le documentaire, l’essai, le poème tragique, l’expérimental). Pour enrayer le flux d’immigrants mexicains, considérés comme des « envahisseurs » porteurs de maladie, les Américains décident de clore la frontière, obligeant ainsi les clandestins à passer par le désert où souvent la mort les attend. De cette réalité inhumaine, Akerman filme tous les contours (sans jamais basculer dans le commentaire journalistique) avec une puissance d’expression qui s’adresse en premier lieu aux sens : expérience de la durée à coups de plans excessivement longs, d’une amplitude et d’une intensité inouïes ; quadrillage du lieu qui ramène le sensible à un amas d’éléments primaires (le vent, le sable, l’horizon). En scrutant ainsi le paysage, Akerman en extrait chaque ligne, chaque point, et quand elle filme le mur-frontière, chacune de ses briques impose son volume, sa masse et sa présence presque d’une manière animale. Ce tour de force visuel reste au service du film. Créer un tel climax permet de prendre la mesure du moindre mot prononcé par ceux qu’elle interroge, de sa voix légèrement rayée. La violence du contrechamp américain (montré presque sans passion, avec une vertigineuse neutralité : on ne joue pas ici dans la même catégorie qu’un Michael Moore), la douleur des récits d’exils : les mots semblent s’élever du sol même.
« De l’autre côté », ça pourrait tout aussi bien signifier de l’autre côté de la vie. Vers la fin surgit la séquence la plus ahurissante du film. Au coeur de la nuit, un hélicoptère américain filme une procession de fantômes en plein désert. Une file d’inconnus avançant à petits pas, une poignée d’hommes et de femmes transformées en irréels ectoplasmes d’une blancheur aveuglante par l’oeil de la caméra thermique. On les imagine voûtés, tête penchée, rattachés les uns aux autres par de lourdes chaînes, tant ils renvoient immédiatement à quelque gravure ancienne représentant les Enfers. En off, la voix d’un policier, tout à son bonheur d’avoir mis la main -ou plutôt l’œil- sur une telle « prise », déchire le silence de ce ballet funèbre par des hurlements de satisfaction. Cette image sidérante de mort et de déréliction, cette figuration brutale et sans équivalent d’un enfer hic et nunc avec son cortège d’âmes errantes, résume d’une manière fulgurante tout ce pour quoi ce grand film a oeuvré en silence et dans l’ombre : filmer les disparus, les corps effacés par l’exil, inventer un cinéma orphique qui consiste à aller de l’autre côté pour arracher au néant des traces, des empreintes, et les rapporter au monde des vivants ; un cinéma visionnaire, de voyant (au sens rimbaldien) dont, littéralement, on ne revient pas.