Qui croit encore que seuls les classiques sont réédités ? N’est-ce pas la réédition qui fait aujourd’hui du disque un classique ? L’économie des musiques électroniques est ainsi conçue que les tirages de disques excèdent rarement les quelques milliers d’exemplaires. En ce sens, on pourrait dire que tout album publié sur un petit label constitue en soi une « édition limitée ». Et l’argument marketing selon lequel « la rareté fait la valeur » perd ainsi de son sens. Personne ne s’étonnera néanmoins que chaque album tiré à x exemplaires est de fait diffusé à 2x exemplaires (estimation basse), via la gravure privée et le téléchargement. En clair : n’importe qui pourrait aujourd’hui se procurer n’importe quel disque à tirage confidentiel. Alors reposons la question : pourquoi rééditer un disque tiré à 500 exemplaires deux ans après sa sortie ? La réponse tient peut-être à ce que les labels indépendants, dans leur angélique bonté (hum…), sont toujours restés acquis à l’idée selon laquelle seuls quelques incontournables « méritent » la réédition : Systemisch de Oval, +47°56’37 » -16°51’08 » de Fennesz, Substrata de Biosphere, 1992 de Hajsch… C’est ce que l’on a du se dire chez Orthlorng Musork lorsqu’on y décida de republier la collaboration de Ekkehard Ehlers et Stephan Mathieu, Heroin, d’abord parue sur le label hollandais Brombron. Amputée du superbe packaging initialement conçu par Knust (un savant pliage de feuilles), la réédition est augmentée d’un disque de remixes au line-up plutôt alléchant : pour le strass, Fennesz, Nobukazu Takemura, Oren Ambarchi et Kit Clayton (M. Orthlorng Musork) ; pour les intimes, la plasticienne Carmen Baier, Akira Rabelais, le rare Joseph Suchy (guitariste et producteur) et Freiband (aka Frans de Waard, ex de Staalplaat).
Enregistré en studio pendant la semaine qui menait 2000 à son terme, Heroin semble emprunter à l’idiome pop/rock son vocabulaire de l’excès et de l’urgence comme ce qu’il a produit de plus couillon (le 4e morceau s’appelle Supertramp… mais Mathieu n’a-t-il pas depuis dissimulé un morceau de Duran Duran dans son Guigue live paru sur Fällt ?). Le titre de la collaboration rappelle inévitablement le morceau du même nom du Velvet. Quant à la pochette jaune de la réédition (The Yellow album ?), elle pourrait être un clin d’oeil au White album des Beatles auquel Ehlers et Mathieu se sont abondamment abreuvés. Au rock, Heroin emprunte enfin certains airs : Rose échantillonne par exemple le morceau non crédité en ouverture de Agaetis byrjun des Sigur Rós. Pas étonnant quand on connaît le plaisir des deux musiciens à détourner des mélodies trottant dans nos têtes (Vinnie’s theme emprunte même un air à Bach).
Heroin s’ouvre et s’achève par un événement qui intervient pile au milieu de l’enregistrement du disque : un feu d’artifice auquel la famille Mathieu a assisté. Deux morceaux clé en forme de parenthèses, intitulés New year’s Eve sur lesquels l’orgue de Katja Mathieu pleut des notes de félicité. Deux artistes invités ont d’ailleurs choisi de les revisiter : Fennesz avec un Codeine matelassé de boucles de guitare acoustique et Akira Rabelais avec un Pferdente solaire, magnifique cousin du Touch de Mathieu, sans doute la plus belle ré-interprétation de Heroin, étirant jusqu’au silence les accords de Katja, flirtant avec des harmoniques cisaillant les aigus comme des scies musicales. Balayage de vinyles craquelants (Supertramp), ondoiement de guitares sur un souffle analogique (Rauch), feutrage de sons, échos de voix surgissant du passé comme de lointaines réminiscences (Turkey song) : même lorsque des sons cliniquement propres sont utilisés (Herz : petit bijou de l’album, comme si Janek Schaefer se mettait à jouer de la minimal techno avec ses platines), la texture globale fait de la rétention de chaleur entre les mains habiles de Ehlers. Après tout, peu importe pourquoi Heroin est réédité. Car comme aurait pu le dire John Lennon : « we always liked simple good music ».