Son Homeward, en 2002, avait fait de lui l’un des musiciens à suivre de près : Gábor Gadó, guitariste hongrois né en 1957 et installé à Paris voici quelques années, ne s’est pas fait attendre et revient avec cet Orthodoxia enregistré avec son quartet français (lequel, sur le précédent album, alternait avec une formation hongroise) à Budapest à la fin de l’été. Orthodoxie ? Rien à voir, pourtant, avec un quelconque désir de retour aux sources bop ou d’inscription dans la ligne bien droite d’un jazz mainstream dont on ne doute au demeurant pas qu’il n’y ferait pas pâle figure ; une allusion, plutôt, au contexte religieux de sa terre natale, et une manière en tous cas de souligner la dimension spirituelle de son travail musical. Gábor Gadó semble d’ailleurs se vouloir un artiste complet et, à la manière d’un Meldhau (qui, jusqu’à son dernier album, n’oubliait jamais de truffer ses notes de pochettes de considérations philosophiques, de références romantiques et de renvois à Schumann et Schopenhauer), place explicitement son disque dans un environnement littéraire : en manipulant la pochette, l’auditeur découvrira ainsi un extrait des Frères Karamazov et des titres sous influence (Syberiada, in memory of Joseph Brodsky, un Malte Laurids Brigge qui dira quelque chose aux lecteurs de Rilke, ou encore un Stalker renvoyant au cinéaste russe Andreï Tarkovski). En jetant un œil à ses précédentes réalisations, on se verra renvoyé à Cioran, aux textes sacrés, à Tolstoï…
Rien d’emphatique, toutefois : on sent au contraire dans ce jeu de (prestigieuses) références une déférence sincère et la marque d’une réelle inspiration, confirmée sitôt le disque placé sur la platine. Les huit compositions originales frappent immédiatement par une ampleur majestueuse et une intensité pudique et ramassée, exempte de toute pesanteur ; le guitariste ose le lyrisme sans verser dans l’excès, mesure et équilibre que parviennent à maintenir les musiciens Matthier Donarier (ténor), Sébastien Boisseau (basse) et Joe Quitzke (batterie). Réminiscences balkaniques explicites (le premier morceau s’intitule Balkan ballad), sens aigu de la construction et de la dramaturgie, souplesse et beauté du phrasé, lumineuse simplicité des thèmes (on pense parfois au minimalisme de la musique sacrée d’un Pärt, ou aux partitions d’un Schnittke) : les qualités ne manquent pas à l’étonnante et séduisante musique de ce quartet dont chaque écoute paraît devoir révéler une nouvelle richesse (harmonique, sonore, instrumentale). La guitare jazz a probablement gagné un nouveau grand ; que Gadó ne se donne pas comme serf surdoué d’aînés fameux et puisse se prévaloir d’un monde musical on ne peut plus personnel le confirme mieux que tout.