La carrière de Bob Crane, vedette de second ordre, n’a rien d’un mythe hollywoodien, si ce n’est par les circonstances troubles de sa mort et le sordide constat qu’elle inspire. Fringuant animateur d’une émission de radio au début des 60’s, acteur à succès pour la série de CBS Hogan’s heroes (diffusée sous le titre Stalag 13 sur Canal en 1987, puis retitrée Papa Shultz par M6), il est par la suite tombé dans un relatif oubli avant d’être retrouvé la tête fracassée dans sa chambre d’hôtel, un matin de juin 1978. Le destin de Bob Crane présente les symptômes d’une dégradation morale propre à la société spectaculaire. Père de famille propre sur lui, batteur de jazz amateur, son succès l’a conduit à satisfaire des besoins sexuels grandissants, brisant son mariage, puis sa carrière, sacrifiant tout à son narcissisme et à ses obsessions. C’est sans doute cet alliage subtil de médiocrité et de folie qui a rendu le personnage intéressant aux yeux de Paul Schrader, observateur calviniste de la misère morale et pourfendeur d’un certain hédonisme américain. Mais ce qui l’a le plus attiré dans le scénario de Michael Gerbosi est à l’évidence la relation trouble du héros avec un certain John Carpenter -rien à voir avec le réalisateur de Halloween– VRP d’une technologie naissante : la vidéo.
Autofocus s’éloigne volontiers du biopic pour explorer la relation de Bob (Greg Kinnear) et de John (Willem Dafoe). Celle d’un acteur séduisant profitant de sa notoriété sur des groupies consentantes, et de son mauvais ange, partouzard entiché de vidéo qui profite de la situation. Rapidement, Bob prend goût à ces parties fines, commence à monter et archiver dans la cave de la maison familiale les bandes immortalisant ses ébats. En moraliste, Paul Schrader construit une parabole moderne, celle d’un personnage fantoche et creux qui ne vit que de son image -d’acteur et d’amant- seule nourriture d’une identité dégradée. La découverte simultanée de la vidéo et de la pornographie conduit chez Bob Crane à un dévoiement total, moral et identitaire. Il perd la conscience du monde qui l’entoure, trahit sa vie privée et sa carrière. Et même John, qu’il voudrait laisser tomber, tandis que ce dernier lui est resté fidèle, probablement amoureux quand l’autre le considère comme un simple compère. Dans les années 70, Bob Crane n’est plus qu’un has been, l’excès de sexe a fait de lui une obscénité vivante.
C’est cette évolution, parfaitement orchestrée par Schrader, qui donne son originalité à Autofocus : le portrait d’un enfant gâté des 60’s, rejeton carriériste de l’american way of life, devient le récit d’une déchéance, d’un enfermement progressif dans la spirale de l’image et des satisfactions qu’elle procure. L’ère télévisuelle s’annonce et Bob Crane semble lui avoir été sacrifié, le piège se referme sur lui. Schrader n’oublie pas d’inscrire cette progression dans le style visuel de son film : le chromo 60’s prend des allures de docu-fiction, l’image et la mise en scène subissent la même débauche que le personnage. Schrader reste pourtant au plus près de Crane, ne montre pas les changements d’époque autrement que par sa manière de le filmer. Aucune date, aucun indice ne le confronte avec le passage du temps sinon la dégradation physique, et une sensation d’asphyxie et de névrose qui gagne le film. C’est la force d’Autofocus, d’isoler ainsi son héros confronté à la vacuité de sa vie intime, et de resserrer sans pitié sur lui l’image, par laquelle il aura été, jusqu’au bout, vaincu.