Traqué s’ouvre sur la voix hantée de Johnny Cash, déclamant le refrain de Highway 61 de Dylan, relecture folk du geste sacrificiel d’Abraham envers son fils. William Friedkin fait appel à un dinosaure de la culture américaine pour énoncer le mythe sur lequel se fond son nouveau film, alors que lui-même fait figure de revenant dans le paysage du cinéma américain contemporain. Resté à la marge malgré ses grands succès des années 70, récemment égaré dans un blockbuster guerrier douteux (L’Enfer du devoir), il reste pourtant un réalisateur atypique, dans la tradition des grands caractériels d’Hollywood, au cinéma inimitable et engagé dans la forme.
Après cet alléchant prologue, Friedkin nous précipite au coeur d’un brasier : un village kosovar assailli par les Serbes, que des forces spéciales de l’armée américaine tentent de défendre. Cruauté théâtrale, jeu de massacre et de lumière, cette scène illustre bien l’outrance d’un style qui déréalise, cherche à toucher l’inconscient derrière la profusion visuelle, à imager par tous les moyens la pulsion violente. Membre du commando américain, Aron Hallam (Benicio Del Toro) parvient à s’infiltrer dans le QG serbe, pour étriper littéralement l’officier responsable du massacre. Lorsque, revenu au pays, il s’attaque en pleine forêt à des chasseurs et leur fait subir le même sort, le FBI doit faire appel à celui qui l’a formé, Bonham (Tommy Lee Jones), pour avoir une chance de l’arrêter.
Le scénario, dès lors, s’organise comme une véritable chasse à l’homme sur laquelle le portrait d’un tueur virtuose, rejeton des services secrets aux motifs vaguement écologiques, semble un peu plaqué. Le thème de la créature rebelle contre le système qui l’a créée est ici l’occasion d’un duel musclé entre le maître et l’élève, rapprochés par leur étrangeté à la société contemporaine, et par leur lien avec le monde sauvage. Ce côté marginal des héros, la mélancolie du chasseur solitaire joué par Tommy Lee Jones, est ce qui intéresse Friedkin. L’originalité de Traqué réside dans la manière dont il exploite le motif de la chasse, l’affrontement de deux forces bestiales et intuitives : Bonham, flanquée d’une enquêtrice du FBI impuissante (Connie Nielsen) traque son élève en le suivant à la trace, en forêt comme en ville. La mise en scène épouse l’aspect sensitif et animal des personnages, le point de vue est sans cesse ramené à la sensation, d’où le côté abrupt et mutique de Traqué, qui s’éloigne ainsi franchement du film d’action classique, jusque dans les surprenantes scènes de combat. Friedkin nous entraîne vers une épure croissante, et sculpte ces personnages habités par la nostalgie d’un territoire. Critique franche d’une civilisation matérialiste et technologique, son thriller d’action semble évidé de l’intérieur pour être traversé par une voix caverneuse, au lyrisme amer, qui résonne en profondeur.