Le Jour où le cochon est tombé dans le puits, Le Pouvoir de la province Kangwon, La Vierge mise à nue par ses prétendants : ces trois films coréens s’imposent d’emblée à l’esprit par l’amplitude vertigineuse de leur architecture narrative, la logique faussement aléatoire qui les meut, le magnétisme indolent des corps épuisés qui les habitent. Et Hong Sang-Soo, au passage, se voit illico rangé parmi les cinéastes les plus passionnants apparus ces dernières années. Hong est un jeune quadragénaire, il a étudié en Corée et aux Etats-Unis, il enseigne l’écriture de scénario (veinards, les étudiants), ses films ont été vus à Cannes mais jamais distribués jusqu’à aujourd’hui. Voilà pour les présentations. Des films eux-mêmes, on pourrait dire qu’ils sont traversés par deux thèmes, le coït et la beuverie, mais qu’il ne s’agit pas du tout d’un traité sur la misère sexuelle et l’alcoolisme galopant en pays sud-coréen. Le coït et la beuverie sont davantage, ici, une manière de définir les personnages, le cinéma de Hong et l’état dans lequel il met le spectateur.
Le Jour où le cochon… suit quelques personnages, d’abord de manière éparse et déconnectée, puis sur un air de fausse chorale : un écrivain raté amoureux d’une femme mariée, une jeune fille amoureuse de l’écrivain, etc. Le Pouvoir… est une sorte de diptyque parallèle : après une rupture amoureuse, une étudiante se rend dans un parc naturel avec deux amies (première partie) ; un prof de fac fait le même voyage avec un ami, visite les mêmes lieux (seconde partie). La Vierge…, enfin, tourné en un magnifique noir et blanc, parait sommaire -une jeune fille vierge, est convoitée par deux amis- mais il est tout aussi alambiqué : des scènes sont montrées deux fois, avec quelques variantes. Dans chaque film, Hong trouve toujours un moyen très simple et très beau (plans noirs, numéros de chapitres) de ponctuer le récit, d’opérer des coupes / chapitres, donnant le double sentiment d’être séduit et abandonné, comme si l’on savait parfaitement où l’on va tout en étant perdu.
Ce n’est ni Smoking / No smoking, ni La Ronde, pas plus que Short Cuts, mais une solution intermédiaire, inédite, un brassage des possibles, une promesse faite au spectateur : pour peu que celui-ci joue le jeu, il gagnera plus encore que ce que la simple répétition de scènes ou l’éclatement en mini blocs narratifs peut lui faire espérer. Ainsi de La Vierge… : lorsque le film, en son milieu, s’arrête et recommence au départ, les situations sont identiques, mais les différences nettement palpables. Tout est figé dans la répétition, et tout bascule en même temps. Hong ne cède jamais, pourtant, au plaisir vain de la pirouette formelle. Les habiles jeux de constructions auxquels il se livre répondent toujours à une nécessité cachée. Cela donne : étrangeté soudaine (Le Jour où le cochon…), errements évasifs (Le Pouvoir…), incertitude kaléidoscopique (La Vierge…). C’est du vertige. Un vertige incertain sans cesse relayé par l’anonymat des lieux, la normalité de certaines scènes, la pesanteur ou l’ouverture solaire d’autres, la délicatesse (de temps en temps) ou le malaise (souvent) comme horizon de chaque situation, de chaque rapport humain.
Dans chacun de ces films, donc, on boit et on baise. Boire, c’est se déshabiller un peu. Mis à nu comme une vierge, on finit par tomber : de fatigue, de sa chaise, dans la bagarre. La réciproque n’est pas vraie. Baiser n’a rien d’enivrant, pas grand-chose à voir avec le liquide. On baise sec, mal souvent. Cela n’interdit pas la sensualité (dans La Vierge… surtout, hors du lit), mais la plupart des scènes de sexe sont déréglées, avortées parfois. On baise (ou on essaie de baiser) par force, par abus d’ivresse, façon ultra pépère ou lugubre, voire un tantinet perverse en masturbant son petit frère (La Vierge…). Ou alors on se trompe de prénom dans l’extase (La Vierge…, encore). Bref, on a rarement l’air d’y croire pour de bon. D’autant que l’amour, parfois (dans Le Jour où le cochon…), peut tuer. Sans doute parce que les hommes, qui se cherchent, se sentent perdus face aux corps des femmes qu’ils cherchent. Et que celles-ci ne savent pas quoi attendre des corps masculins, ou bien ne le savent que trop (présence des prostituées, dans Le Jour où le cochon… et Le Pouvoir…). Boire et baiser, manger aussi – bref, vivre – occupent l’essentiel du temps des protagonistes. Mais jamais rien n’est évident quand on est dans un tel état de flottement, toujours proche de l’évanouissement, de l’obscurité, des dérapages et des renversements. Les incessants trajets des personnages, calqués sur ceux des films, forment, avec nos cerveaux baladés et nos coeurs hypnotisés, une sorte de sarabande existentielle remuante et imprévue. En avant, en arrière, un pas de côté et on recommence. L’ivresse insiste.