A les employer à tort et à travers à propos de tout et n’importe quoi, la critique a si bien vidé les mots de leur sens qu’on se trouve un peu à court de superlatifs lorsqu’un livre comme celui-là nous arrive. On y remédiera en avertissant d’emblée qu’Alain Fleischer compte sans doute parmi les écrivains les plus doués, fous et ambitieux d’une France littéraire dont les principaux bataillons, même juchés sur l’impressionnante pile de leurs coupures de presse réunies, ne lui arrivent pas à la cheville, ainsi que le savent au demeurant déjà les lecteurs de Quatre voyageurs, des récits de La Femme qui avait deux bouches ou du flamboyant Les Trapézistes et le rat. « A vingt ans, j’étais Dieu », commence le narrateur de ce faramineux roman d’apprentissage inversé où Fleischer, avec l’époustouflante virtuosité qu’on lui connaît, retourne les Grandes espérances et, sur 400 pages profuses et compactes, fait dévaler à son héros les escaliers de la réussite au lieu de les lui faire gravir. Léo Tigerman, donc, commence comme Dieu ; il a 20 ans, a toujours vécu dans le moelleux cocon d’un entourage familial féminin (une grand-mère, une tante et trois sœurs) qui l’adule comme une idole, s’apprête à embrasser une brillante carrière diplomatique et à fréquenter les plus hautes sphères de la République. Choix inattendu : il renonce à des postes alléchants pour devenir modeste attaché culturel à l’ambassade de France au Pérou. Quelques dizaines de pages ont passé, et l’on rentre dans le cœur d’un roman baroque et merveilleux, dont la première partie se déroulera au fin fond de la forêt amazonienne, autour d’un curieux hôtel (le « Transylvania », cela ne s’invente pas) tenu par un écrivain hongrois que tout le monde croyait mort depuis dix ans. Deux cents cinquante pages plus loin, on reviendra à Paris. Cent de plus et l’on finira en Bohème, non sans avoir fréquenté entre-temps une galerie de personnages ahurissants, assisté à quelques coïts mémorables, tenté de réinventer le plan d’urbanisme de la capitale et longuement médité sur la philosophie et la littérature du hongrois précité. Entre autres.
Inutile, impensable et impossible de vouloir en dire plus : on ne résume pas la gigantesque toile tissée par l’auteur, qui semble écrire comme d’autres imaginent des plans de cathédrales ou des partitions de symphonies. Démiurge intarissable, Fleischer retrouve dans ce livre grandiose quelques unes de ses obsessions : les épaves et les ravages du temps (dans un chapitre fabuleux, le narrateur organise une exposition de reproductions de Toulouse-Lautrec au beau milieu d’une gare abandonnée dans la forêt amazonienne, livrée à la nature, entre branchages verts et rails de fer), l’érotisme et l’inceste, l’origine, la dégradation et la mort. La puissance de la construction, la richesse de la langue, la vivacité de phrases interminables (on s’y perd souvent) sont à l’unisson d’un univers d’une invention et d’une poésie parfaitement singulière, baroque, ondoyante, vertigineuse. Les Ambitions désavouées : un roman qui en enferme cent, et auquel on serait bien en peine de trouver un équivalent. On n’a décidément pas fini d’entendre parler d’Alain Fleischer.