Le monde de l’electronica est souvent frappé d’un certain hermétisme formel : froideur conceptuelle et gratuité de l’aléatoire fonctionnent comme autant de gimmick d’un genre qui tourne un peu sur lui-même. Aussi, lorsqu’un jeune artiste français du genre se retrouve sur le label anglais Fat Cat (qui abrite déjà Sigur Ros), on découvre avec plaisir que c’est sans doute parce qu’il a su mettre de l’eau dans son vin, c’est-à-dire de la pop dans son laptop.
Séduisante et raffinée, tout en étant parfois troublante et pernicieuse, la musique de Julien Loquet ne laisse jamais insensible. Il le prouve une nouvelle fois avec Dorine_Muraille, un projet qui met en exergue ses déviances oniriques et sa sémantique âprement propagée. Cut-up vocaux et nappes accessoires sont ici mêlés aux sons organiques et électroniques, pour régurgiter des tonalités qui font vaciller les peintures progressives d’un laptop admirablement supplicié. L’attirail sensuel et évanescent de Mani accouche d’un lyrisme permuté, qui piétine des pianos absorbés et des pans de vies bousculés. Disséquant quelques voix admirablement dispersées (Chloé Delaume en premier lieu), Dorine_Muraille est une folie échafaudée sur des guitares brisées, des mélodies étouffées, qui disparaissent dans des bribes d’échos, pour resurgir en voix lointaines, en couleurs high-tech ou en mélopées physiques.
Ce qui plaît sur cette galette de jais bleutée, c’est l’utilisation malicieuse de sons fusants, de nappes phosphorescentes très insidieuses, qui produisent un canevas riche en couleurs et en douleurs. L’ensemble des sons numériques sont ici échancrés pour mieux sucer le sang de vieilles chansons folk britanniques (Trivinia, Nuire !, Braalen) ou dévorer la moelle de « La Chanson Française » chantée au coin de feux essoufflés (Madrague retour). Mani est un bouquet éclaté de mille apparences filandreuses, une musique electro-acoustique cosmique qui se fond habilement dans des instruments ingénus et autres arrangements captivants. Très fournit en textes, tout en échappant à trop de lourdeur narrative, les lumières de Dorine_Muraille affrontent une armée d’ombres de l’imagination, pour s’abandonner prestement dans des fracturations cristallines.
Il semble que Julien Locquet soit ici parvenu à une tournure musicale qui laisse discerner ses symptômes dans de copieuses plages composées d’algies très personnelles. Reste à l’auditeur d’en trouver les déclarations éparpillées ça et là. Mais quand l’addiction survient, elle permet l’examen d’une aquarelle chaque fois différente, d’un dosage insolite captant nombre de tons sanguins et céruléens, de doses harmonieuses créées comme plusieurs court-métrages égrenés en lambeaux. Des petits films dont les acteurs sont les différents intervenants, que Locquet manipule à sa guise en maquillant leurs pensées et en irriguant leurs paroles d’affusions numériques et de pop détériorée. Un opus somptueux, dont la muse est une prostituée qui ne fait l’amour qu’avec son corps…