Que ferais-tu, Nasir Jones, si tu gouvernais le monde (imagine ça) ? Il y a dix ans, on t’en aurait remis toutes les clés sans crainte, sûrs que tu nous l’aurait transformé en… peu importe quoi, on te faisait confiance ; n’étais-tu pas celui qui, à 19 ans, savait faire jaillir comme personne des fleurs barbelées hors du bitume des projects de Queensbridge ? On comprit rapidement, hélas, ce que tu aurais vraiment fait, alors : plus Kabila que Mandela, tu t’en serais mis plein les fouilles, costards croisés sur mesure et putes de luxe aux deux bras, ton sourire cynique d’enfant prodige en guise de manifeste renégat. La légende ne paie pas mes fringues, semblais-tu dire à chaque nouveau CD, et on te crut : rapidement, on ne se força plus à y rechercher le souvenir de tes foudroyants débuts. On passa à autre chose. Le problème, pauvre Nas Escobar, était que le monde aussi, passa à autre chose, te laissant, toi qui te rêvais roi, seul avec tes rêves de grandeur illusoire. Au milieu des décombres de ta Firme, tu compris que tu devrais te battre. Salement, comme à tes débuts. Alors tu défias Jaÿ-H.O.V.A. Ce qui n’était pas le geste le moins cynique que tu pouvais faire (tu es bien trop conscient de l’histoire de cet art pour savoir que, dans le hip-hop, les gains -et les risques- d’une battle sont à la mesure du défi lancé). Un peu plus d’un an après l’auto-revivaliste Stillmatic, qui suivit l’ouverture des hostilités à l’été 2001, God’s son est donc le deuxième volet -et demi, si l’on compte les récentes Lost tapes– de ta tentative pour (re)conquérir ce titre de King of NY que t’a ravi Jay-Z, après Notorious BIG. Les battles récentes n’ayant pas véritablement convaincu par la qualité discographique des coups échangés (où es-tu Canibus ?), on est content de constater que celle-ci aura plutôt haussé le niveau qualitatif du rap mainstream de Gotham City, puisqu’elle nous aura déjà donné les deux Blueprint du côté de Jay-Z et deux LPs acceptables du côté de Nas. Sans égaler le glorieux Illmatic, God’s son poursuit sur cette lancée honorable, en élevant encore un peu le ton.
Comment interpréter autrement, en effet, ce geste évidemment plein de sens qui fait commencer cet album par un rappel aux Evangiles du break (Funky drummer puis, deux titres plus loin, l’Incredible Bongo band), comme au bon vieux temps du Bomb Squad et de West Sreet Mob ? Ajouté à ce titre en forme d’ego-trip ultime (le fils de Dieu, rien que ça), le message est clair : il n’y a qu’un Messie du rap à NY, et je suis celui-là, depuis le début. De fait, Nas n’a pas choisi dans sa rivalité avec Jay-Z d’avoir recours aux modernes sorciers du son : pas de names derrière la console (The Alchemist, plutôt endormi, et Eminem, assez convaincant sur un titre, n’ayant pas le crédit d’un Large Professor, ou a fortiori d’un Primo ou d’un Dre), et des sons résolument classiques, tendance 1988, là où les syncopes robotiques de Timbaland emmènent Jay-Z en 2008. Ce qui fait de God’s son le complément parfait de Blueprint 2 dont il emprunte d’ailleurs les travers : même dispensable reprise post-mortem de 2Pac Shakur, mêmes coupables facilités (c’était My way chez Jay-Z, c’est la Lettre à Elise (!) ici sur I can), qui malgré tout n’altèrent qu’à la marge l’efficacité d’ensemble du produit. Car, si Jay-Z a réussi son pari du double CD, God’s son gagne en punch ce qu’il perd en quantité : entamé (funky) tambour battant avec ce Get down à l’état d’esprit très NY, l’album dévoile un Nas menaçant et sûr de lui, qui domine véritablement son sujet (et tant pis si ce sujet ne vole pas toujours très haut -le plus souvent à hauteur de son nombril), empilant sans baisse de tension une belle série de pavés narcissiques, de Last real nigga alive à Hey Nas avec Kelis et Claudette Ortiz… De fait, si les morceaux purement hip-hop sont carrés et, malgré un léger assoupissement au milieu, efficaces, il faut surtout souligner l’excellente tenue des morceaux les plus R&B. Ouvert sur les syncopes des JBs, le LP se clôt ainsi sur un remarquable Heaven, featuring Jully Black, à la chaleur organique tout droit sortie des nuits de Soulsville, USA.
En résumé, donc : Jay-Z / Nas : égalité, la partie continue. Et si ce match de (presque) trentenaires vous rappelle, par exemple, le mano a mano des Cure et de U2 dans les années 80, ou des Stones et de Led Zeppelin dans les années 70, ce n’est certainement pas un hasard. Et ce n’est pas très bon signe quant au degré de fraîcheur subculturelle du rap.