Les héros de Platform, le précédent et magnifique film de Jia Zhang-ke, voyaient s’éteindre leurs 20 ans quand naissaient ceux de Plaisirs inconnus, lesquels ont 20 ans à leur tour aujourd’hui. Platform se terminait par une naissance, tandis que Xiao Ji et Bin Bin, les deux héros glandeurs de Plaisirs inconnus, n’ont d’autre ambition que de mourir avant 30 ans. Il y avait un lendemain, il n’y a plus qu’un aujourd’hui dont on n’a explicitement aucune envie de sortir. D’un film à l’autre, cependant, les mêmes signes transitent. A commencer par la cigarette, omniprésente. Circulant de mains en mains dans Platform, elle passe désormais par un baiser, un bouche-à-bouche de fumée. Les terrains vagues ensuite : ici, une moto incapable de grimper sur un talus, là un paysage, et donc un pays tout entier, aux allures d’interminable chantier (l’un des personnages résumait ainsi sa vision de la Chine : « on creuse, on bouche, on recreuse »). Il y a enfin, chez Jia Zhang-ke, un motif de mise en scène récurrent qui consiste à circonscrire des trajectoires (à pied, en vélo, en camion) à l’intérieur du plan. Ces trajets sans issue dans Platform finissaient tout de même par aboutir à quelque chose (une histoire racontée sur dix ans, et une naissance, donc), tandis qu’ici, ils sont condamnés à se répéter, comme un disque rayé : la petite amie de Bin Bin tourne en rond sur son vélo ; Qiao Qiao, la chanteuse dont Xiao Ji est tombé fou amoureux, bute obstinément sur Yuan Yuan, son agent et amant qui l’empêche de sortir d’un bus ; Xiao Ji ramasse deux douzaines de baffes d’affilée par les sbires de Yuan Yuan (quand la caméra se détourne, c’est loin d’être terminé), etc.
Xiao Ji, mèche de cheveux sur l’oeil, chemise à manches de feux, et Bin Bin, au visage impassible, figé dans sa tristesse, vivent dans le nord de la Chine, une région pauvre où l’on inaugure des autoroutes bien qu’il n’y ait pas de voitures pour l’emprunter. Plaisirs inconnus, pourtant, n’a rien d’une chronique lugubre sur la jeunesse désoeuvrée. Au contraire, et c’est bien là l’exploit, les déambulations molles de Xiao Ji et Bin Bin, leurs stations sèches et alanguies, leurs pulsions brusques, évoquent la légèreté désespérée des films d’Eustache. Qiao Qiao, avec ses chorégraphies dérisoires ou emplies d’une soudaine émotion, c’est Anna Karina. La Nouvelle Vague bouge encore du côté de la Chine, au nord, non loin de la Mongolie. Il y a là-bas, grâce à Jia Zhang-ke, cinéaste génial décidément, un réservoir de gestes, d’attitudes, de poses dont la fraîcheur, immense, bouleverse immédiatement : une manière de se tenir debout, de fredonner une chanson, de s’embrasser, de marcher, de réinventer sans cesse sa propre silhouette. Il y a aussi beaucoup de musiques dans Plaisirs inconnus, et le souvenir de quelques films. Cela donne des blocs de cinéma sidérants de grâce : au restaurant, Xiao Ji imite pour Qiao Qiao la scène d’ouverture de Pulp fiction, sans la nommer, puis, raccord fulgurant, on les retrouve dans une boîte pour la relecture de la fameuse chorégraphie du film de Tarantino, avant que Xiao Ji soit arraché de la piste pour subir sa séance de claques. Ou bien Bin Bin et sa fiancée, très sage, longeant un mur grisâtre tandis qu’au loin on entend le thème, mal arrangé, de In the mood for love. Le même Bin Bin offrira à son amie, étudiante studieuse, une magnifique déclaration d’amour en chantant avec elle, main dans la main, une sucrerie de karaoké. Plaisirs inconnus se termine par un hold-up foireux et volontairement foiré, mais au commissariat, sous les injonctions du flic, Bin Bin entame une dernière fois sa bluette favorite, maladroitement. Si la vie ne dure pas plus de trente ans, s’il faut en finir, autant le faire en chanson.