Longtemps repoussé pour cause de conflit avec la production quant à la longueur du métrage, Gangs of New York aurait pu nous arriver avant (le tournage s’est achevé en avril 2001), mais finalement il débarque après. Avant / après : les événements du 11 septembre jettent une lumière particulière sur cette fresque ample et brutale. Non pas un voile funèbre, non pas un réflexe d’embarras (Scorsese a pris soin de ne pas effacer du plan final les tours du WTC) : les morts d’aujourd’hui ne viennent pas troubler la tranquille visite du cimetière d’hier, ils sont simplement là pour nous avertir que le décompte des cadavres n’est pas terminé. Autant qu’un retour sur les mythes fondateurs, un récit des origines, Gangs of New York est une fable inaugurale, l’acte de naissance d’un pays et d’un imaginaire qui n’en finissent pas de naître. Proche de la chanson de geste, le film tire sa beauté d’une mélancolie qui émerge en de multiples endroits, à chaque dédoublement, à chaque bifurcation narrative ou visuelle, à chaque changement d’échelle dont Scorsese l’a parsemé. Sans cesse, en effet, le film est dépassé par ce qu’il a mis en place peu de temps auparavant, au gré d’une belle dialectique entre le général et le particulier, l’horizon individuel et la perspective collective.
Il en va ainsi de l’ouverture, impétueuse, où à une scène feutrée de transmission filiale succède une célébration barbare et dionysiaque (tambour et flûte, la montée en puissance avant l’affrontement guerrier), puis un retour au silence quasi religieux d’une place déserte et enneigée, siège de la bataille. Au milieu du XIXe, celle-ci, déchaînée bien que filmée sans génie au regard de la séquence précédente, oppose deux « gangs » : les Natives, des protestants menés par Bill the Butcher, revendiquant un droit du sol d’après une logique selon laquelle le dernier arrivant ferme la porte derrière lui, et les Dead Rabbits, des catholiques irlandais fraîchement débarqués en terre américaine, groupés autour d’un prêtre, le Père Vallon, qui mourra sous les coups de son adversaire. Seize ans plus tard, Amsterdam Vallon, son fils, revient pour le venger et s’infiltre dans l’entourage de Bill the Butcher, désormais « parrain » des lieux. Mais, toujours selon cette dialectique qui irrigue le film, si se venger consiste à convoquer, à l’identique, la scène primitive -la bataille et la mort du père-, ce petit théâtre se heurte à l’Histoire, qui n’attend pas que les fils aient achevé la mise en scène de leur destin.
A ce beau récit de vengeance filiale, qui hérite brillamment de la maestria scorsesienne en matière de film de mafia, le cinéaste superpose une autre fiction amoureuse : New York, non seulement vu comme un territoire à investir, à imaginer, mais aussi comme, littéralement, un coeur à prendre, de même que celui de Jenny Everdeane, une Gavroche new-yorkaise indomptable et sensuelle partagée entre Bill et Amsterdam, est à voler. En un seul plan Scorsese montre comment la ville est un sas hermétiquement clos, une porte sur l’Amérique qui n’est pourtant que son hors-champ : les hommes sont appelés à la guerre de Sécession, ils quittent New York et reviennent dans un cercueil. New York est une âme séparée d’un corps (l’Amérique). Autant dire que la conquête de cette âme, siège des passions, assise du cinéma de Scorsese, est une question affective davantage qu’un processus de passage de l’état de nature (l’ouverture troglodyte, des hommes torches à la main émergeant des cavernes) à une civilisation réglée par le droit positif (et non plus le droit du plus fort). Il s’agit d’animer au sens premier du terme, c’est-à-dire insuffler. La tâche est douloureuse, et Gangs of New York est aussi la double histoire d’une inquiétude (l’apparition d’un Christ en croix derrière un rideau déchiré), et d’une mélancolie (la naissance d’une nation, c’est la mort d’un père).