Inséré dans le bloc narratif de la trilogie de Lucas Belvaux, Cavale qui en constitue le deuxième volet -mais les films peuvent être vus dans le désordre- apparaît comme l’épisode le plus sombre, le plus violent, celui qui semble offrir le moins d’ouverture aux possibles dégagés par les autres branches du récit. Le ton de comédie y est absent, au profit d’une pesanteur sourde qui travaille tout le film et qui est très bien rendu par la composition musicale répétitive de Riccardo Del Fra, boucles de contrebasse qui finissent par sonner comme le leitmotiv du tempérament sec et rigide du personnage principal : Bruno Le Roux, terroriste qui redécouvre, le temps d’une évasion, le monde contre lequel il a lutté hier, quinze ans après son incarcération. Cette impression d’un décalage avec les autres films et qui lui donne davantage d’identité propre, presque une indépendance, tient beaucoup au fait que Cavale suit la trajectoire d’un homme seul. En effet, au sein de la trilogie chorale proposée par le cinéaste, le récit décrit une autarcie volontaire, un itinéraire butée qui croise les autres moins pour les rencontrer que pour s’en servir dans la cause désespérée qui est la sienne.
La solitude de Bruno est le sujet du film, solitude comme destin, comme raison d’être. Voué au changement d’identité, aux caches et à la fuite permanente, Bruno est aussi montré comme celui qui est incapable de retisser les liens qui l’ont tenus dans le monde d’avant la prison, le monde d’hier matérialisé par les tracts révolutionnaires et l’arsenal d’armes à feu retrouvés chez l’ami tué. Ce retour impossible, ce manque à trouver de nouveaux alliés ou simplement quelqu’un qui l’écoute en tant que ce qu’il est -un combattant révolutionnaire- s’affirme selon deux logiques : logique du rachat, refusée au personnage par la mère de l’ami qui le rejette violemment quand il vient lui apporter une somme d’argent, butin de la lutte, qui pourrait subvenir à ses besoins ; mais aussi logique du combat, jugée dépassé et criminelle par l’ancienne amie -Jeanne/Catherine Frot- installée dans un confort conjugal et familial qui est devenu son horizon. Sous l’angle de cette solitude imposée au personnage, c’est bien sûr la rencontre fortuite avec Agnès Manise -magnifique Dominique Blanc- qui constitue le plus beau moment du film : deux solitudes se rejoignent ici, chacune tirée vers sa logique égoïste (trouver une planque pour l’un, de la came pour l’autre) mais attirée l’une vers l’autre par un instinct de vie, un flux plus fort que tout. La scène où Bruno sauve Agnès de l’overdose est d’une grande beauté, parce qu’elle est montrée comme un moment hors scénario pour le personnage, comme aussi son plus beau geste dans le film, celui qui ne cadre pas avec son projet générique -« lutter contre ce monde pourri »- mais s’adapte à une situation nouvelle : ce qu’il ne parvient pas à faire pendant tout le reste de l’histoire.
Si le portrait de ce terroriste en cavale touche autant, c’est enfin que Belvaux s’en tient aux faits et gestes de Bruno, sans porter de jugement sur eux. La logique de l’action est suivie très scrupuleusement, presque dans un souci documentaire : faire de faux papiers, se trouver une cache, changer de silhouette pour circuler. Pas de pensum sur la geste terroriste. Juste le portrait d’un homme qui crie seul sa haine de la société et qui finit prisonnier d’un gêolier peu ordinaire.