Où en est la Russie, dix ans après le dernier souffle du Soviet Suprême et l’écroulement définitif des derniers vestiges du « socialisme réel » ? Les histoires de Zalotoukha ne sont peut-être pas le moyen le plus objectif de le savoir, mais elles sont à n’en pas douter l’un des plus drôles. Plutôt que de nous raconter directement l’époque, il a choisi de nous emmener à la rencontre de l’un de ses plus purs produits : l’une de ces familles de nouveaux riches qui, surfant sur la libéralisation des marchés et la pulvérisation de l’Etat, ont amassé en quelques années un petit pactole grâce auquel elles se régalent des raffinements du luxe à l’occidentale. Les Petchonkine sont pleins aux as, roulent en Rolls Royce, possèdent pratiquement tout ce qui peut être possédé dans leur ville de Pridonsk, au sud de Moscou, et ont cru bien faire en envoyant leur rejeton, Ilya (comme le prophète), dans une école suisse, histoire de tenir un rang fraîchement acquis. Le roman commence avec le retour du jeune homme dans sa ville natale et les premières excentricités dont il se rend coupable ; car s’il adore le Pepsi Cola, Ilya n’est pas non plus totalement insensible au charme poussiéreux des grandes brochures de Lénine. Vaguement inquiète, sa mère impute ces étonnants penchants au fait qu’elle révisait ses examens d’histoire du PCUS lorsqu’elle était enceinte. A en juger par l’évolution du fiston, elle devait connaître ses cours par coeur : Ilya prend la poudre d’escampette, se persuade que le camarade Staline manque à tout le monde, enrôle des camarades (une métisse qu’il surnomme Angela Davis et un coréen qui hérite du pseudo de Kim Il Sung), leur tient des discours enflammés sur l’édification du socialisme et fonde la NOC (Nouvelle Organisation Communiste). Et vogue la galère.
On l’aura compris : Zalotoukha n’a pas lésiné sur le burlesque pour évoquer la situation idéologique et l’imaginaire d’un pays sans boussole, où tout semble possible et où l’ombre de l’histoire rôde à chaque coin de rue sans qu’on sache vraiment s’il faut en rire ou en avoir peur. Construit en une trentaine de courtes séquences bourrées d’une énergie cartoonesque et d’événements joyeusement invraisemblables, son roman tend à tout faire partir dans tous les sens, au risque de la confusion. On s’en arrange plutôt bien : Zalotoukha, qui écopa d’une nomination au Booker Prize pour cette comédie mythologique où se croisent l’histoire du XXe siècle russe, les débris du langage commun de l’époque soviétique et quelques inévitables références à la grande littérature nationale (Pouchkine, Dostoïevski et, même, le fameux nihiliste Netchaïev), a le sens du rythme et de l’invention. Tout cela aurait souvent mérité plus de tenue, mais ne manque assurément pas de charme. Et si la Russie du Dernier communiste a des allures de dessin-animé, elle n’en garde pas moins un pied bien enraciné dans une réalité pas toujours colorée. « Dans ce pays, il n’y a pas de Russes ou de non-Russes. Il y a des pauvres et des riches, ceux qui se font avoir et ceux qui les baisent. »