Après l’échec de A.I., détournement presque Disneyen d’un projet rêvé par Stanley Kubrick, on croyait Spielberg quelque peu dépassé par les enjeux contemporains, et par ailleurs incapable de revenir à l’entertainment pur et dur après une série de films « adultes ». Dans A.I., l’application technique masquait une telle indigence de mise en scène qu’on se demandait quelle était la place dans le cinéma actuel d’un réalisateur aussi naïvement tourné vers l’enfance, à la pensée toujours plus normative et crédule. Il aura fallu la rencontre avec un grand philosophe de l’avenir, Philip K.Dick, et les angoissantes prédictions de l’auteur d’Ubik pour que Spielberg trouve une nouvelle inspiration. Minority Report marque le retour d’une SF visionnaire, combinant un scénario complexe et tourmenté avec une mise en scène haletante.
A Washington, dans un futur proche de quelques décennies, John Anderton (Tom Cruise, qui achève ici avec succès sa mue en héros de film d’action) dirige une unité expérimentale du ministère de la justice : la pré-crime. Grâce au pré-cogs, trois jeunes gens extra-lucides plongés dans un demi-sommeil, Anderton visualise sur un écran les images de crimes à venir, et tente d’intervenir à temps pour arrêter les futur coupables. Solitaire depuis l’enlèvement de son fils et le départ de sa femme, Anderton est devenu un inspecteur zélé entièrement dévoué à la lutte contre la criminalité. Mais toutes ces certitudes tombent lorsque les pré-cogs lui transmettent un étrange présage…Un premier point fort du film est l’exposition brillante d’un univers hi-tech, tout en vélocité et en transparence. En quelques minutes, Spielberg réussit ce qu’il avait raté dans A.I. (car incapable de faire vivre les visions de Kubrick et de Brian Aldiss). Le décor retient l’œil, chaque détail éveille la curiosité, les inventions visuelles frappent par leur qualité. Ainsi ces images digitalisées issues du cerveau des pré-cogs, rushs virtuels d’un crime futur que le héros déplace sur un écran géant pour retrouver le montage qui lui donnera la clé de l’énigme. Et l’ensemble du film est gagné par ce tout à l’image, l’obsession de la visibilité. Spielberg imagine une ère post-télévisuelle et post-informatique, un monde où la technologie (policière, publicitaire, domestique) cerne littéralement l’individu, devient un environnement constant, naturel, confortable et oppressif. Les surfaces y semblent malléables et liquides, tout y est lisible en transparence ou réfraction. La fuite d’Anderton – bientôt victime du système dont il est le maître – à travers ce monde translucide et paranoïaque n’en est que plus excitante.
Peu à peu, le justicier Anderton, dans sa cavale forcée, s’impose comme un héros déchiré, tourné vers une intériorité douloureuse, et Spielberg va même jusqu’à lui ôter la vue pour le forcer à regarder en lui-même. Car il possède aussi ses images intimes, comme le souvenir de l’enlèvement de son fils, en sa présence, dans une piscine publique : scène traitée avec une émouvante sobriété, et dont la beauté agit en contrepoint total avec le reste du film. Au-delà du cliché du héros traumatisé, on reconnaît le thème cher à K.Dick de la mémoire, particulièrement pertinent dans le contexte d’une course contre l’avenir. Le scénario – brillant sans être bavard ni conceptuel – refuse l’idée de fatalité, permet au personnage d’explorer le passé pour contrer l’avenir. Dommage que Spielberg ne s’en soit pas tenu aux prouesses du script et nous impose un final aussi laborieux que superflu. Le film jusqu’ici tendu et nerveux, s’étiole au moment de la solution, confirmant certaines faiblesses pressenties. On regrette surtout cette volonté de tout rationaliser, d’aller contre la matière poétique fournie par K. Dick, comme si Spielberg, bien que merveilleux faiseur, ne saisissait pas toujours l’ampleur du sujet qu’il traite. Mais Minority Report ne prétend pas être le film parfait, et demeure un passionnant thriller, qui restera à n’en pas douter une réussite majeure de son auteur.