Beck, un peu comme Tintin, est une abstraction. De la même manière que la figure ronde et creuse du petit reporter belge recelait autrefois toutes nos identifications héroïques, tous nos idéaux du moi enfantins, il semble que toute l’histoire de la pop musique prenne de la même manière aujourd’hui le visage lisse et inexpressif de Beck. Comme la synthèse sans fard et sans intentions de plusieurs décennies de musique populaire. Si l’adolescence de Beck fut rimbaldienne (« I’m a loser, baby »), et sa maturité post-moderne ou pop art (« We like to ride on executive planes », son goût de la photocopie), Beck entre aujourd’hui dans l’âge adulte comme dans le nirvana ou l’ataraxie, avec le regard détaché du sage, de l’homme cultivé à tous points de vue, pétri d’un savoir et d’un savoir-faire, qui en font le produit a-signifiant qu’il est désormais, une sorte de juke-box baby définitif.
Après avoir singé le déhanchement princier dans des resucées efficaces de l’electro-funk le plus abouti (Midnite vultures), surfant sur les parquets lamés du glamour comme un expérimentateur de laboratoires pharmaceutiques, Beck se retrouve le désir comme suspendu, dans une béate immanence, annonçant en toute bonne foi l’âge d’or à venir (Golden age), sans toutefois l’ironie mordante et décadente de Bobby Conn (il reste encore à déterminer lequel des deux est le plus décadent), mais avec le lyrisme crépusculaire qui sied à ce nouvel avènement. Le reste de l’album est aussi spleeniquement lent et faussement ambitieux. Disque triste de ballades au clair de lune, qu’on pourra rapprocher de sa période Mutations, disque de « song-writing », si ce terme a encore un sens à propos de Beck (tant son travail procède avant tout de la relecture et de la réécriture), disque de phrasés mélancoliques, d’envolées lyriques et de nappes de cordes. Mais où Beck semble s’être définitivement absenté de lui-même, dans une torpeur post-humaine, où tous les talents de l’histoire de la pop sont passés à travers la même moulinette égalisatrice. Il est d’ailleurs significatif d’entendre ici Beck chanter « Baby I’m lost, Baby I’m a lost cause », sur un titre qui offre la seule mélodie d’envergure, celle qu’on pourra parfois se remémorer, perdue quelque part dans les limbes de notre mémoire collective. Sinon, la notion de plagiat est un terme qui ne s’applique même plus à Beck, tant ses imitations de Cole Porter, du Gainsbourg de Melody Nelson (Paper tiger) ou du meilleur Nick Drake (Round bend) semblent ouvertement et explicitement revendiquées.
Beck est une sorte de témoin (comme on parle aussi du « témoin » sur les pistes d’athlétisme, qui seront ici les différents cycles récurrents de la culture de masse), le transitaire d’une histoire qu’il finit par incarner à force de s’en soustraire, quand d’autres la surchargent par leur mégalomanie de plâtre (qu’on se rappelle l’auto-édification de Michaël Jackson en « HIStory »). Car Beck n’existe pas, en un sens, il incarne, il représente, il rejoue les différentes scènes de la grande mythologie pop, et le petit gars maigrelet qui grattait sa guitare en bois avec Calvin Johnson, a disparu, comme happé par le trou noir de sa monstrueuse modestie, derrière le destin qu’il s’est donné à jouer, dans un nouveau trip digne d’une science-fiction de Lafayette Ron Hubbard.
Malgré ses démentis, l’appartenance de Beck à l’église de Scientologie peut être légitimement supposé. Comme Tom Cruise ou John Travolta, la figure de Beck est une construction imaginaire faite de ses multiples apparitions, un jeu de Lego sans ego, comme dit l’autre, qui essaie bien d’abolir le hasard, et le temps tout entier avec lui, en un éternel retour du même portrait de Dorian Gray pop. Pour continuer de filer la métaphore arty, notons que Sea change a d’abord été le titre d’un des plus beaux tableaux de Jackson Pollock. Ce qui nous laisse imaginer pour la carrière de Beck, après sa période cubiste (représenter toutes les dimensions spatiales en une seule figure), une percée sans doute plus profonde encore vers le chaos et l’obsession. Que nous réserve le futur ? Il est déjà passé, vous répondra Beck.