Citoyens du monde avant l’heure, mais chassés de partout, Indiens d’Europe, les roms ont fusionné naturellement les traits culturels d’Orient et d’Occident. A l’heure où le brassage des cultures est en passe de devenir une nouvelle idéologie -dont il y a lieu de craindre que la liberté qu’elle suppose ne soit que le masque d’un totalitarisme plus insidieux que les autres- leur musique trouve un regain d’intérêt tout en conquérant de nouvelles lettres de noblesse. Après avoir contaminé, il y a des siècles, la musique dite » classique « , elle a rencontré le jazz, qui lui même avait été accueilli en France comme un cousin par le musette. Le swing-musette sur lequel règnent accordéons et guitares fournit à son tour des formes particulièrement perméables aux influences tziganes. Django Reinhardt lui donna génie et postérité.
Il serait vain de vouloir identifier comme influences les matériaux que Roberto de Brasov a fondu avec une intuition parfaite qui n’est que l’autre nom d’une véritable science spontanée : tout le fonds plus-que-balkanique -de la Hongrie à la Turquie- mais aussi russe, et plus largement le modèle qu’a laissé à l’usage de tous la souplesse du jazz dans le traitement des mélodies populaires. La virtuosité de Brasov ne lui est jamais encombrante, pas plus que la riche histoire de l’instrument. On le sent à chaque instant souverain dans ses moyens, et incité à s’abandonner aux sentiers tortueux de son imagination mélodique, qui est grande. Sur une rythmique robuste et sensible qui hérite de la merveilleuse contrebasse tzigane, claquante et bondissante, sans la frénésie qui parfois lasse, il se lance dans des dérives où les chromatismes emportent loin du point de chute attendu (Danse din boul). Il rompt les tempos comme un prestidigitateur (Ca la Noi in Romania), se révèle un chanteur magnifique (Multzumesc Doamne), ayant compris la leçon des boppers dont certaines de ses lignes sont dignes et qu’il fredonne fréquemment à l’unisson. Mais il y a plus : des arrangements transparents donnent à l’ensemble un allure remarquablement aéré à un genre qui affectionne d’ordinaire les ambiances touffues. La flûte ici, et là le cymbalum rattachent à point nommé cette musique vagabonde à leurs terroirs précis. Et si la voix de Matriona Iankovskaia, au pathétique appuyé (Pokamia), aux larmes théâtrales, drapant sa transe amoureuse dans une flamme colérique et menaçante, tend un peu vers la caricature, les guirlandes de Brasov l’enrobe d’un sourire plus aimable. Avec Le Swing des Carpates, le Roumain montre à loisir que l’on peut, quoi qu’en dise le proverbe, beaucoup embrasser et bien étreindre.