Ne pas évoquer, à propos de ce magnifique Fanfare de Emmanuel Adely (nous lui devons Les Cintres chez Minuit ou encore Jeanne, Jeanne, Jeanne chez son éditeur actuel), le nom de Thomas Bernhard serait une forme de myopie, voire d’aveuglement tout court, tant les références stylistiques, narratives et thématiques au maître autrichien s’affichent explicitement. Les flics, avec la hâte qui sied aux éléments les plus zélés, crieront au plagiat ; les autres apprécieront toute la nuance qui distingue fondamentalement le dialogue, ou la confrontation, d’une copie pure et simple. Et puis quitte à s’inspirer d’un écrivain, en l’occurrence un des plus grands du siècle écoulé, autant le faire ouvertement, sans détours.
C’est à l’occasion d’une lecture des Liaisons Dangereuses, spectacle auquel il n’aurait jamais dû accepter d’assister (tout est donc dans ce « dû »), que le narrateur se remémore, en une sorte de déferlement hystérique, incontrôlable et pourtant nécessaire, son récent voyage en Egypte, à la recherche d’un père autochtone qu’il n’a jamais connu. L’unique univers proposé au lecteur, et c’est là une des originalités du livre, est celui, répétitif, cyclique et « assommant » du narrateur ; et très vite, les juxtapositions temporelles brouillent la linéarité du récit : on passe ainsi, dans l’espace d’une seule et longue phrase, du présent (le spectacle insupportable des Liaisons Dangereuses) au passé (le voyage en Egypte), du passé au présent. Ces oscillations temporelles permanentes témoignent en quelque sorte de l’enfermement mental du narrateur, de son irritation incoercible, de son incapacité à s’ancrer dans une réalité qu’il juge parfaitement inadmissible, bref de son incapacité à exister : « Le présent qui me surprend et donc ne me plaît pas est appris par le temps et par la simple répétition puisque le passé me rassure, et donc me place (…). Sur le passé je bâtis mais sur le présent je ne sais pas ». Evidemment les structures de ce passé sur lequel il bâtit sont elles-mêmes bancales, pour ne pas dire complètement vides (la simple répétition n’est qu’une singerie, qu’une illusion de la substance). Le voyage en Egypte auquel il semble s’accrocher avec acharnement ne résout rien à son sentiment persistant de non-être : il ne parle en effet pas la même langue que son frère, ignore toujours presque tout de son père égyptien et ne se perçoit, à juste titre, qu’en parfait étranger dans un pays, dans une langue, qui auraient dû être siens. On ne se réfugie nulle part. « L’influence ne crée rien : elle éveille » disait Gide. Disons qu’à la lecture de Emmanuel Adely, et pour ceux qui en douteraient, nous sommes bien dans le registre de la création.