On savait de Nicolas Philibert qu’il était avant tout un cinéaste de l’écoute, très sensible dans des lieux où la parole et sa réception sont, sous une forme ou une autre, essentielles. En témoignent Le Pays des sourds, qui évoque la vie en silence, et La Moindre des choses, qui retraçait l’aventure de la représentation d’une pièce de Gombrowicz par les pensionnaires d’une clinique psychiatrique. Etre et avoir naît de la même impulsion : se tenir auprès d’un groupe et cueillir, comme ils viennent, sans enquêter, des mots plus ou moins invisibles qui racontent l’histoire d’un lieu, et comment ce lieu est au monde. Le cinéaste filme, durant six mois, la vie d’une petite classe unique perdue au cœur de l’Auvergne, les tourments et découvertes d’une ribambelle de bambins bercés par la voix grave et rassurante d’un instituteur bienveillant.
Le procédé est simple, mais jamais Nicolas Philibert ne se contente d’enregistrer la vie de la classe pour elle-même, ni les enfants pour leurs pitreries éventuelles ou pour leur virginité gracieuse. Pas de place non plus pour le didactisme sans accroc dont Truffaut avait maladroitement perfusé L’Argent de poche. D’ailleurs, s’il fallait rapprocher Etre et avoir d’un film de Truffaut, ce serait plutôt L’Enfant sauvage, pour l’omniprésence -de chaque côté de la caméra- du binôme parole/écoute comme pierre angulaire du rapport au monde, pour la douleur aussi, les efforts qu’il faut fournir pour grandir. Car Etre et avoir est aussi une grande œuvre inquiète. Dans la classe il y a certes Jojo, petit personnage adorable et drolatique, mais il y a aussi Nathalie, mutique et percluse d’angoisses, mais il y a aussi Olivier, qui se bagarre à la récré et fond en larme en évoquant la maladie de son père. Philibert ne s’arrête jamais à la vision de l’enfance comme paradis sucré dont Jojo serait l’ange-mascotte. L’attention portée à la gestuelle enfantine, avec ses grands mystères, traduit bien cette exigence : les têtes penchées sur les bureaux, les envies brutales de se lever, de bouger, les soupirs, les regards arrondis par l’étonnement. Tout, dans la classe, est rapporté à des présences sûres et tranquilles : les paysages qui veillent au travers de la fenêtre, le maître qui écoute et enseigne avec une majestueuse patience et un amour sans bornes pour les enfants. Et pourtant les sentiments s’agitent, il y a la détresse, la peur ou l’incompréhension jusqu’à cette scène d’une beauté miraculeuse où Alizé, trois ans, s’égare dans un champ de blés.
La plénitude du film naît de son hors champ : Etre et avoir y embrasse rien moins que le monde entier et le cycle du temps. Le monde qui attend les petits apprentis, le temps qui s’écoule et les façonne pour d’autres aventures. La fin de l’année est là, le maître est au bord des larmes, tout le monde se dit au revoir. Les grands partiront, des nouveaux arriveront, et, si l’on en croit Jojo qui apprend à compter, l’infini est à portée de leurs doigts tâchés d’encre, éternellement multicolores.