Le monde est petit, certes, et bien agité : les collisions, fatales, n’y sont plus merveille -quoique… Si l’on considère qu’une bande de paysans musiciens moldaves tirant leur subsistance des pourboires du métro parisien atteignent maintenant la grande oreille universelle d’avoir capté par hasard, quelque part entre Châtelet et Porte de la Villette, celles d’un américain résidant au Japon, n’aura-t-on pas le sentiment de retrouver cette part d’enchantement perdu ? Ce long détour n’a rien de ceux qu’imposent les producteurs des studios : au contraire, il nous rend, curieusement captés dans la cathédrale d’Orléans, les échos d’une musique joyeuse, échevelée, parfois sauvage, en tout cas furieusement vivante, dont l’énergie semble s’être accumulée durant ce voyage au long cours aux seules fins d’exploser librement, décuplée par ce débouché soudain.
Au temps du tourne-disque, il arrivait qu’à n’en pas croire ses oreilles on vérifie sa vitesse. Cuivres et clarinettes se livrent à une poursuite trépidante au point qu’on soit tenté de faire de même. Pourtant, la clé est donnée d’emblée par une pièce chantée en onomatopées : ces gerbes de rythmes, ces phrases débitées sur un tempo de mitraille, cet entrelacs de voix troussant une mélodie aux joues rouges, fagotée comme un as de pique, sortent des mêmes lèvres prolongées d’un simple tube, muni de clés ou de pistons. Il y a plusieurs façons d’aller vite : ici, la virtuosité produit une sorte de scintillement. La musique, pulsée par la pompe de tubas frénétiques, semble clignoter, dans l’illusion de sur place d’un manège lancé à folle allure. Son mouvement saccadé rappelle celui des vieux burlesques. Proche parente des traditions des Balkans, mais jouant de structures plus symétriques fondées sur la répétition, elle se boucle sur elle-même en ritournelles contorsionnées. Sa simplicité formelle rend d’autant plus saisissant le vertige auquel elle est soumise par les tempos insensés, le staccato précipité des trompettes, le glissé serpentin, retors et vigoureux des clarinettes. La brièveté des vingt-deux danses (quatre dépassent trois minutes, mais autant n’en durent pas même deux) souligne encore cette course haletante, sous-tendue par une griserie à quoi rien, sinon l’épuisement, ne saurait mettre un terme. A peine si une doina vient un peu tempérer de ses graves points d’orgue, prétexte néanmoins à quelques giclées solistes, l’emballement général. Mais ce qui reste de vocalité sous les vêtements rutilants de la fanfare constitue l’un des aspects les plus troublants d’une musique où subsistent des effets de micro-tonalité : Sârba lui Viorel Dusu, dévolu au splendide clarinettiste à la sonorité grave et ferme, aux coups de langue redoutables, n’est-il pas introduit par un : « Et maintenant nous allons vous chanter… » ? Le décalage de vitesses engendrant parfois une fine traînée, loin de nous paraître un défaut relève d’une vraie sagesse, donnant un surcroît de vie à ce qui, dans une exécution lisse, deviendrait mécanique.
Si vous croisez un jour ces hommes, entre Etoile et Bastille, demandez-leur, comme l’a fait le producteur Todd Garfinkle, de jouer cette musique plutôt que celle du « Gai Paris » qu’ils vous supposent attendre d’eux. Vous les verrez revivre, et vous avec eux, sans doute. L’excès est la mesure paradoxale de cette musique. Elle accompagne l’ordinaire des fêtes ; mariages, baptêmes, enterrements sont aussi départs et voyages, la liesse et l’oubli s’y donnent la main. Rien d’étonnant, en somme, à ce que l’exil aiguise ses qualités, exacerbe ce double sentiment où bondit l’âme aventureuse, rajeunie et frottée aux rudesses de l’existence.
Costel Jean Sarambel (fghn), Belurt Bosnea (tp), Viorel Dusu (cl mi bémol), Octav Cristea (cl si bémol), Ilie Chiperi Donita (tuba baryton), Manole Caramidaru (tuba) + Gabi Tomita (acc, perc). Orléans, 25/04/2001