Le pianiste qu’on attendait, décidément. Après un départ plutôt mainstream au début des années 90 (When everyone has gone, Mr & Mrs Handkerchief, le remarquable Plays monk), le suédois Esbjörn Svensson et ses compagnons Dan Berglund (contrebasse) et Magnus Öström (batterie) se sont lancés sur le fil d’un croisement original entre l’héritage ternaire d’un jazz marqué par Keith Jarrett et l’efficacité binaire des mondes pop, funk et électroniques de l’époque. Pour être actuel en diable, le résultat n’a rien de la denrée périssable : c’est moins une concaténation opportuniste qu’un langage véritablement propre qu’ont ainsi créé les trois scandinaves, modelant un son immédiatement identifiable et, jusqu’à présent, rigoureusement infalsifiable. Good morning Susie Soho pouvait à ce titre être considéré comme leur sommet : il faudra désormais y ajouter ce magistral Strange place for snow, prolongation transgenres de cette étonnante entreprise d’intégration où s’invente un monde à partir d’éléments recueillis au gré des goûts et des expériences.
Aucune juxtaposition spectaculaire ni mariage forcé toutefois dans l’art subtil du pianiste suédois, qui ne passe du jazz au groove et de l’acoustique à l’électronique qu’avec une science d’alchimiste confirmée et de solides idées derrière la tête. Svensson n’abâtardit pas plus le Steinway aux formats de la Groove Box qu’il ne se contente de superposer une couche à une autre (travers habituel des faux-monnayeurs d’aujourd’hui) ; les contrastes n’ont chez lui rien d’aveuglant, qui témoignent bien plutôt d’un invraisemblable talent d’arrangeur. Ainsi est-ce à un véritable travail de composition d’ambiances et de volumes que se livrent les musiciens en installant avec soin des séquences d’un groove irréprochable où s’entrelacent jazz (un piano parfait, tout sauf bavard), funk (Svensson n’a pas travaillé au sein du Nils Landgren Funk Unit pour rien) et, avec mesure, musiques électroniques (des sonorités qu’on ne remarque que peu à peu, des bricolages sans esbroufe qui surprennent tout à coup sans jamais heurter). Où Jarrett et Corea rencontrent Molvaer et Wesseltoft dans un ballet jazz minimaliste et totalement inédit : il est certaines occasions où l’on a vraiment l’impression que quelque chose d’important s’élève et se crée, là, sous vos yeux. Cet album du Esbjörn Svensson Trio en est une. Inimité, inimitable.