« Une rumeur est une information non-confirmée qui circule. Non-confirmée ça ne veut pas dire fausse ». C’est par ces mots, samplés sur quelque discours d’une chaire de sociologie, que débute L’Ombre sur la mesure, premier album de La Rumeur, collectif obscur d’un rap français qui n’a désormais plus grand chose en commun avec ce qu’on appelle Rap ces temps-ci. Sortis de l’underground profond à la faveur de trois maxis distribués dans la plus grande discrétion à la fin des années 90, et qui distillaient par à-coups une vision globale du monde, les quatre rappeurs, épaulés par Kool M et Soul G à la production reviennent ici inscrire un point d’orgue au-dessus de leur parcours exemplaire.
Et ce qui frappe à la première écoute de ce disque nocif et qui ne tardera pas à nous glacer le sang, est l’extrême sophistication de ces textes teintés d’une doctrine politique des bas-fonds, que la verve véhémente d’Ekoué, la plume acérée de Hamé et le réalisme cynique du duo Le Paria & Le Bavar dévident sans fin sur les mesures d’une musique glauque, percée de quelques pointes mélodiques discrètes, appuyées sur des basses aux notes mouvantes. Et si les bonhommes abordent volontiers les thèmes chers à la frange engagée du rap français, on remplacera ici le traditionnel « Nique la justice » par le titre Je connais tes cauchemars, chronique des cauchemars d’un juge en proie à son tour au jugement du peuple. Ressurgissent alors comme dans un film d’horreur, cloches sombres et hurlements lointains, qui ponctuent cette chronique, ces alliances de mots entre lesquels perle l’horreur de l’inexorable avancement d’un mauvais rêve, un destin sur lequel nos sueurs et nos cris n’ont aucune prise.
Images irréelles d’une violence rare, symboles surgis du néant abîmés de quelques perversions atroces : « Sur un tableau noir d’écolier / A la craie, on te dessine / …Une petite gui-llo-tine ». Et même lorsque le ton se fait plus enlevé et la musique plus pimpante, ce n’est que pour déverser entre nos oreilles les Petites annonces du carnage, dressant comme un carbone le portrait des horreurs du monde actuel : « Promotion printemps, -20% sur cabaret thaïlandais / privés et discrets / Grand choix d’autochtones / Jeunes vierges et vieilles cochonnes / 7 jours et 7 nuits, hôtel-repas compris / Départ Genève, Bruxelles ou Paris / Parrainez un ami et gagnez… le bonus fidélité ».
Sans tomber dans la facilité des rimes simplistes, La Rumeur épingle en trois dimensions le triste destin réservé par l’Occident au Tiers-Monde, écorche les restes de la guerre en Algérie (« N’oublions pas ces morts sans sépulture / Sans gerbge ni dorure / Ces morts aux yeux ouverts dans les chambres de torture », sur Premier matin de Novembre), ou fustige la condescendance avec laquelle nos peuples bien-pensants considèrent aujourd’hui les populations africaines (« Loin des clichés indécents qui n’ont rien d’autre à dire / Que cette misère noire ne nous enlève pas l’sourire », sur Ecoute le sang parler). Ressurgissent en vrac les fantômes des tirailleurs fiers de leur sort mais bien tristement accueillis par la suite, et les symboles vulgaires de la France d’après guerre. Et l’Afrique compte ses morts, ses mythes et ses corbeaux…
Intense et égal du début à la fin, L’Ombre sur la mesure est LE disque qui manquait au rap français pour démontrer qu’il ne se résume pas aux clichés stylisés que les radios diffusent à tout va, prêchant à l’attention de ses auditeurs une fausse idée de l’ascension sociale. On laissera le mot de la fin à Hamé : « Je suis l’ombre sur la mesure / et je sature dans les grave de cette basse qui monte d’une cave / parmi la crasse et l’éther / d’une trop vieille poudrière ».