Plus question de repos du guerrier après l’épuisant Princesse Mononoke. Miyazaki s’est remis à l’ouvrage avec la ferme intention d’élargir une filmographie quasi-idéale et sans faux-pas. Pourtant, il n’y a pas le moindre signe d’essoufflement ou d’inspiration déclinante dans ce magnifique Voyage de Chihiro. Miyazaki n’a pas prolongé sa carrière pour la forme ou pour d’obscures et vénales intentions. Et si son dernier opus fait paradoxalement figure de testament « total » et compilatoire, c’est bien parce qu’il se présente comme un film somme de ses obsessions visuelles et thématiques. Pas la peine, donc, de chercher ici la moindre trace d’aigreur ou de lassitude de la part d’un réalisateur en fin de carrière, même si l’auteur n’a pas résisté à son péché mignon de moralisateur gentiment réac’.
Le Voyage de Chihiro, sur fond de crise économique et de critique métaphorique des travers de la société japonaise, singe les structures de l’archipel nippon par le biais d’une station thermale pour démons usés, les Bains d’Aburaya, dirigés par la sorcière cupide Yu-Bâba. Un monde parallèle et divin dans lequel Chihiro, fillette amorphe et pleurnicharde, se retrouve prisonnière à la suite de l’imprudence de ses parents transformés illico en gorets pour avoir touché au festin des clients des Bains. Dans un contexte à mi-chemin entre Swift et Carroll – Miyazaki est un thuriféraire de la littérature anglaise -, à la fois merveilleux et satirique, Chihiro va réapprendre l’audace, la pugnacité et l’autonomie. Indécrottable optimiste, Miyazaki délaisse un moment son militantisme écolo -exception faite de la scène assez comique du nettoyage du « vénérable putride »- pour donner une leçon de courage aux Japonais démoralisés par une crise persistante. Sans jamais tomber dans l’allégorie plombée, Miyazaki déploie toute sa créativité pour forger un univers grouillant mais cohérent, son interprétation toute personnelle des mythes nippons passés à la moulinette japanim’ et mixés avec quelques fulgurances euro-occidentales.
Raccourci saisissant entre Mon voisin Totoro – dont Chihiro reprend officieusement quelques récurrences -, Kiki’s delivery service et le binôme épique Nausicaä / Mononoke, Chihiro tente avec un brio indéniable de se poser comme un Miyazaki « ultime », dans tous les sens du terme. Visuellement splendide, artistiquement très accompli, il ne lui manque plus que cette habileté à fabriquer de l’émotion brute qui caractérisait les précédentes productions du sensei de l’animation japonaise. Miyazaki sacrifie l’affectif sur l’autel de l’esthétique, en préservant quelques parcelles d’extase contemplative -face au bleu profond de l’océan ou d’un champs de fleurs multicolores- et une richesse graphique inégalée. Mais le fait que Chihiro n’ait réussi que partiellement à transcender les multiples talents de son créateur a quelque chose de rassurant : le « Miyazaki parfait », définitif, reste à faire. Il va falloir, une fois de plus, tirer ojiisan (papy) de sa retraite.