Dès la pièce liminaire, le Chicago underground duo -composé du cornettiste R. Mazurek et du vibraphoniste et percussionniste C. Taylor- impose à son auditeur une attention des plus soutenues : vibraphone et cloches conjuguent leur résonance et créent un tournoiement de notes carillonnantes qui enveloppent le phrasé lent et empreint de souffle du cornettiste. Ce prologue giuffrien puise dans le vocabulaire du minimalisme américain de quoi alimenter une musique contemplative. Le duo se refuse à tout développement thématique. Les motifs de Mazurek, d’une grande simplicité (Lifelines), se réduisent souvent à de simples lignes(Exponent red) jouées en boucle. A cela s’ajoute une esthétique de l’inachèvement. De nombreuses pièces ne sont qu’esquissées. Exponent red est une introduction free qui ne connaît aucun épanouissement. Le rythme en cascade qui soutient les phrases enivrantes du cornet se voit vite recouvert par le bruit de bidouillages électroniques. Privé de tout devenir, le morceau reste à l’état de prologue. Sur Average assumptions and misunderstannding, vibraphone et piano entament un dialogue dissonant qui s’évanouit presque aussitôt.
Instigateurs d’un jazz ouvert, les musiciens exaltent la faculté imaginative de l’auditeur, lequel participe pleinement au processus créatif. Morceaux condamnés à une éternelle genèse ou pièces tournant indéfiniment sur elles-même, voilà qui en dit long sur le principal enjeu du disque : l’exploration de la matière sonore. De là découlent certains procédés : constante modulation du timbre des instruments (le jeu de Mazurek, qui oscille entre la clarté flamboyante de l’hymne et les barrissements free, en offre un parfait exemple) ; effets d’échos entre les différentes pièces du disque (Lem est le miroir sonique déformant de Micro exit) ; création de dialogues surprenants. Les arpèges mélancoliques de la guitare prolongent de manière inattendue les nappes suaves du cornet sur Memoirs of a space traveller. L’adjonction de bandes passées à l’envers et le recours judicieux à l’électronique soulignent le rôle prépondérant du mixage dans l’écriture mélodique du disque. Ainsi les musiciens dotent-ils les sons d’une vie propre dont la dynamique repose sur les baguettes de Taylor. Disposant d’un matériel percussif varié, cet excellent batteur allie puissance de frappe, fluidité du jeu et vélocité de l’exécution.
Avec son troisième opus, C’mon, le quatuor chicagoan Town and Country perpétue ce savoureux mélange de country-folk, de musique contemporaine et de jazz. Il en résulte une forme musicale hybride et planante dont la pertinence et la beauté ne se révèlent qu’après maintes écoutes. Le premier morceau, Going to kamakura, place le groupe dans le sillage de la musique répétitive : le guitariste B. Vida égrène de manière lancinante les notes d’un unique arpège. La boucle ainsi obtenue se voit alors peu à peu enrichie par les autres instruments dont le son, une fois émis, disparaît. Le disque met l’accent sur l’évanescence de la musique : souffle et note se partagent l’espace dans le jeu du clarinettiste J. Dorling (Garden), tandis que le rythme épouse les silences (The Bells). C’est donc dans un univers feutré, à la circularité ensorcelante, que les sons des différents instruments dialoguent entre eux selon le mode d’un véritable chassé-croisé. Le quatuor établit ainsi des parentés sonores jusque-là insoupçonnées. Garden souligne par exemple les similitudes entre les notes graves de la clarinette et le son de l’archet sur les cordes basses. L’inventivité rythmique déployée par les musiciens pour pallier l’absence de batteur est stupéfiante. Chaque instrument bat la mesure, à tour de rôle ou en choeur. Le tempo sautillant de I am so very cold repose sur le traitement percussif du duo guitare-clarinette. Contrebasse et vibraphone se partagent ensuite la cadence dans ce qui ressemble fort à une course de relais. Chefs-d’oeuvre de jazz mutant, Axis an alignment et C’mon dévoilent la grande richesse que recèle aujourd’hui la scène musicale de Chicago.