Il y a plusieurs façons de considérer Ali de Michael Mann ; d’abord, comme blockbuster commercial à la gloire de Will Smith, nouvelle star noire du cinéma américain. Dans la grande tradition des rôles de compositions, on vantera la métamorphose physique de l’acteur (ses 15 kg de plus risquent de passer à la postérité au même titre que les 30 kg de De Niro/Jake La Motta pour Raging Bull ; comme chacun sait, la boxe est une histoire de poids plume, léger, moyen, lourd…), on restera confondu devant le mimétisme saisissant avec le modèle original, même gestuelle, même parler (l’acteur a appris les accents du patois de Louisville où est né « The Greatest », on se pincera fort pour y croire : Will Smith a assuré sans doublure tous les combats et sa prestation est magistrale, justifiant à elle seule le déplacement.
On peut aussi voir Ali comme un nouveau biopic édifiant sur l’épopée américaine des sixties : après Morrison, Nixon, Hoffa (au feu les pompiers, la Maison blanche qui brûle!) et en attendant (avec impatience) le Dean Martin de Scorsese ou le Phil Spector incarné par Tom Cruise, le boxeur Ali prend place dans la galerie de portraits de « ceux qui ont marqué l’Histoire », entrant dans le panthéon de la geste épique et commémorative. Enfin, Ali, c’est un nouveau film sur la boxe, presque un genre hollywoodien à lui tout seul. Les sportifs se demanderont si les combats sont réalistes (Rocky est-il la référence ?), les cinéphiles feront leur choix entre la grâce de Gentleman Jim, les ralentis métaphysiques de Scorsese ou l’efficacité physique de Michael Mann, ce dernier ayant choisi, documents à l’appui, d’être au plus près du grand style d’Ali, d’en rendre compte par une saisie brute, quasi-documentaire, montrant en beauté l’extraordinaire gestuelle du boxeur, chorégraphie surprenante autant qu’efficace sur ses adversaires.
Pourtant, aucune de ces trois entrées ne parviennent à rendre compte de l’intérêt et de la réussite du film. C’est que celle-ci tient beaucoup à Michael Mann. Suscitant l’admiration de quelques-uns et l’indifférence de beaucoup d’autres, les films de Mann sont difficiles à situer : appartenant au « gros » de la production américaine par leur sujet, leur budget, leur distribution, ils s’en démarquent aussi, d’une manière subtile, qui peut échapper et passer pour presque rien, derrière les apparences ronflantes du film. Une des marques de Mann est l’attention qu’il porte aux personnages, plus précisément à l’aller-retour entre les parties publique et privée de leur existence. Dans un polar comme Heat, l’action principale -la préparation d’un hold-up- est sans cesse interrompue par de longues séquences, montrant le hors-champ neutre de l’action, vacuité du quotidien du flic ou du truand, mais aussi condition nécessaire à l’explosion finale. Ali fonctionne précisément sur ce principe : il s’agit pour le cinéaste de montrer comment Cassius Clay a existé dans la construction d’un personnage public, Muhammad Ali, à partir de son expérience privée.
Le film de Mann se propose d’exposer les étapes de cette construction et de montrer comment la naissance d’Ali est contemporaine d’un moment crucial du mouvement noir américain : à partir de 1965, la montée du radicalisme noir autour du mot d’ordre du Black power et l’écart de plus en plus grand entre les tenants de l’intégrationnisme non-violent et les radicaux appelant à un retour aux sources africaines qui peut justifier la violence. Or, depuis la nouvelle de l’assassinat de Malcolm X en février 1965 tout le parcours du boxeur montré dans le film est dans cette tension politique du mouvement noir : l’affirmation publique de l’existence de l’Afro-American parallèle à l’intégration du sujet noir à l’intérieur de la société.