Parallèle à la Mer Rouge, la chaîne montagneuse du Hedjaz constitua longtemps, entre plaine et désert, le berceau de la civilisation arabe. Des villes comme Médine ou La Mecque rivaliseront en attirant des pèlerins du monde entier. Esclaves ou affranchis d’Afrique, de Byzance ou de Perse y affluent et les chanteuses-courtisanes y sont célébrées comme des divas. Le déplacement de la cour des Abbassides à Bagdad, les invasions mongoles, et la tutelle ottomane qui s’exerça jusqu’au XXe siècle recouvriront les traditions du Hedjaz, supplantées par d’autres héritages arabes. Le feu couva sous la cendre et après quelques maîtres peu diffusés, Mohammed Amân, habité par la passion du chant depuis son plus jeune âge, est aujourd’hui celui qui souffle sur les braises et fait renaître un art millénaire.
La pièce a capella qui introduit ce parcours plonge en son cœur, puisque la voix se donne comme l’organe premier d’une tradition qui en éprouve tous les arcanes. Creuset du sens et de la puissance, en elle convergent tous les agents de la conviction. Séductrice, elle se courbe, ploie sous les affects ; transie, elle se tend soudain, armée d’une vérité impérieuse. Le plus léger vibrato décrit bientôt une ligne fébrile ou se fixe sur une note qui se prolonge et se charge d’infini, bandée vers le ciel. Pourtant ce chant est sévère. On en connaît de plus sensuels, de plus enjôleurs ; et si le timbre, clair, n’est pas, comme d’autres, brûlé aux feux du désert, son intensité concentre les effets, en accroît la portée tout en les réservant. L’art de Mohammed Amân, s’il se soutient d’un raffinement certain, n’en fait pas son principal ressort. Cette rigueur, sans tourner à l’austérité, se réfléchit dans le sobre accompagnement que lui prêtent deux instruments à cordes et autant de percussions en sus de l’oud, tenu par le chanteur. L’économie aigrelette d’une cithare qanûn qui carillonne entre les pincements secs du luth, les percussions curieusement associées par deux, aux registres complémentaires, forment un tissu assez lâche que le violon n’épaissit pas. Tout au plus confère-t-il au lyrisme sec et presque pointilliste de l’ensemble une plus grande continuité par ses interventions au phrasé plus souple. La grande clarté des arrangements place ainsi la voix dans un éclairage relativement dépouillé. Le discret mouvement des micro-intervalles, la délicatesse des variations de timbre, la tension qui prend imperceptiblement forme en dessinant l’appel du muezzin (Mohammed Amân occupa cette charge à la mosquée du Noble Sanctuaire de la Pierre Noire), telle chute glissée qui semble dérober le sol sous nos pieds, les rythmes asymétriques qui nous déportent nous laissent légèrement vacillants, suspendus à des riens qui sont tout en l’absence d’une virtuosité affichée.
Les poèmes, pour la plupart profanes, où il est question d’amour fou, d’une « gazelle à la salive de miel », de la « suzeraine des belles », mais aussi de « La Mecque, symbole du Bien » ramènent à un temps où ces lieux, avant l’émergence du wahhabisme, n’étaient pas encore acquis à la dynastie saoudienne : on pouvait aimer la terre et le ciel de mouvements non contraires sans pour autant se perdre. Ces musiciens réconcilient sans concéder, réglés sur la plus haute exigence.
Mohammed Amân (vcl, oud), Bandar al-‘Abdali (qânûn), Khaled al-‘Abdali (v), Hassan Filfilân (perc. : masga, naqrazân), Walid ‘Issa (perc : darbuka, târ). Paris, 01/2001