On savait déjà que « The Peacocks », de Jimmy Rowles, était l’un des plus beaux morceaux du monde ; on n’avait encore rien entendu. C’est avec lui qu’Eric Watson, dont on n’avait pas oublié le récent Full metal quartet (avec Ed Thigpen, Mark Dresser et Bennie Wallace, Owl / Universal), inaugure cet extraordinaire moment de jazz où, en cinq reprises et quatre compositions originales, il dévoile comme jamais une intimité musicale d’un lyrisme et d’un romantisme qui, quoique connus, prennent ici un tour tout à fait saisissant. La sélection, emblématique du suprême raffinement dont il est du début à la fin question, s’impose presque comme la réduction à l’essentiel d’une certaine vision, la moins spectaculaire possible, d’un demi-siècle de jazz : Rowles, donc, puis Bill Evans (Re : Person I knew), celui-ci à nouveau mais uni au Miles des heures bleues (Blue in green), Mal Waldron, génie économe et secret (Left alone), Monk, enfin, dont Watson saisit magistralement l’humeur (Monk’s mood).
Quatre autres stations ponctueront ce voyage vers l’intérieur, nous rapprochant toujours plus près de la source calme d’où naît cette mélancolie romantique singulière à laquelle, décidément, on n’échappe pas soi-même. « De la solitude naît l’originalité, la beauté en ce qu’elle a d’osé, d’étrange, le poème », pour emprunter ses mots à un autre génie tourmenté (Mann), dont le pianiste américain aurait d’ailleurs sans doute pu être un héros. Nulle emphase au demeurant dans ces interprétations d’une rare perfection où, par delà une virtuosité à laquelle on ne prend pas garde, chaque note semble voir sa nécessité évaluée et naturellement reconnue. Nul orgueil non plus dans ces versions qu’on pourrait croire définitives de thèmes qu’une fois encore on redécouvre avec éblouissement, tant le jeu du pianiste exprime, inexplicablement, une manière de modestie érudite et de hauteur ou de maturité intellectuelle forçant un réel respect. Le plaisir se conjugue au décalage secret d’une mélancolie à chaque instant perceptible. L’un et l’autre semblent pouvoir traverser les carapaces les plus cyniques ou lassées pour éclater au coeur, et y laisser une marque durable.