La Bible nouvelle est arrivée. Cachez ce Bourseiller que l’on ne saurait voir (Vie et mort de Guy Debord, Plon, 1999, biographie qui présente pour le spécialiste amusé le double avantage d’être bien informée et mal écrite : il peut à la fois s’en servir et cracher dessus), Debord mérite plus, Debord mérite mieux. Vincent Kaufmann, « professeur d’histoire des idées et de littérature française à l’Université de Saint-Gall, en Suisse », s’est donc essayé à faire plus élégant et, parce que l’on ne parle pas exactement de tout cela comme on le ferait d’autre chose, moins prosaïque : son livre sera long, lourd et extraordinairement solennel, plein de petits aphorismes définitifs et d’éblouissantes sentences aériennes sous lesquels percent parfois, semble-t-il, quelques private-jokes légèrement aigres et, il faut bien l’avouer, une indubitable condescendance. La thèse ne manque cela dit pas d’intérêt : étant posé que vie et oeuvre ne sont, chez Debord, que les deux faces du même, c’est d’abord et avant tout dans la période lettriste que l’auteur part chercher son génie. Il y parvient admirablement dans deux chapitres fastidieux mais remarquables (« Les Enfants perdus », « D’un art sans oeuvres ») avant de libérer finalement un ton et une manière qui, on se le disait déjà en essayant d’y croire quand même, le tentaient depuis les premiers mots.
Afin d’éloigner définitivement Debord du commun des mortels et d’élever son trône suffisemment haut au dessus du siècle pour qu’il ne soit plus question d’y revenir après lui, Vincent Kaufmann joue fort adroitement la carte d’un terrorisme intellectuel qui, à le prendre à la lettre, fait impeccablement obstacle à toute objection. Mettre le doigt ce qui fait l’originalité de Debord (« entre le poétique et le politique, il n’a pas choisi. Ou plus exactement il a choisi de les articuler, il n’a jamais lâché l’un pour l’autre, il s’en est tenu à l’exploration du passage qui mène de l’un à l’autre, définitif Nord-Ouest des avant-gardes ») interdit à ses yeux de le lire autrement qu’entièrement, de « jouer un Debord ‘écrivain’ contre un Debord ‘théoricien’, et réciproquement » : « la notion de spectacle ne se débite pas en tranches pour spécialistes ». Voilà qui permet d’expédier rapidement -et avec le ricanement d’usage- le cas de la querelle avec Henri Lefebvre et, surtout, celui de l’influence qu’aurait eu « Socialisme ou Barbarie » sur Debord et sur l’I.S. La quasi-paranoïa de l’auteur, selon lequel il serait courant de faire de l’I.S. une « footnote » (?) de « Socialisme ou Barbarie » (voire de réduire Debord à un épigone castoriadien un peu plus inventif que la moyenne), ne peut d’ailleurs que susciter l’étonnement, surtout lorsqu’on observe avec quelle insistance il revient sur ce qui, à l’en croire, n’est guère plus qu’une petite « méprise » que régleront trois pages pressées.
De ces quatre cents pages de marécage verbeux (« Disons les choses une dernière fois, en d’autres termes encore » : Kaufmann ne fait à peu près que cela, inlassablement, incapable de trancher entre cinq ou six formulations équivalentes mais qui, toutes, ont leur petit charme rhétorique) émergent certes quelques éclats et pistes intéressantes, que leur style épuisant empêche hélas souvent de suivre. On trouvera peut-être le repos chez Bourseiller, encore lui, auquel on doit un premier numéro d’Archives et documents situationnistes (Denoël), revue de « rupture » qui ne donnera « ni dans l’ossification religieuse, ni dans la panthéonisation médiatique ». Au sommaire : un entretien avec Jacqueline de Jong, un autre (passionnant) avec Pierre-André Taguieff (« j’ai perçu les situs comme globalement sectaires, et Debord en particulier comme un petit inventeur doué qui passait sa vie à bredouiller ses innovations politico-culturelles. Et un auteur dénué de fécondité, en dépit de débuts flamboyants » ; deux phrases plus loin : « par-delà Debord et son ombre, il y avait toujours Lefebvre, Lefort, Lyotard et Castoriadis, que j’ai enfin lu de près et sans oeillères, échappant à l’interdit terroriste lancé par Debord »), une longue bibliographie, des notes sur The Situationist times (sommaires fournis) et, last but not least, un « Guy Debord et l’extrême-droite » signé par le directeur. Où tout est bien qui finit bien, qu’on se rassure : « Guy Debord se situe décidément à mille lieues des valeurs de l’extrême-droite. C’est justement ce qui fait sa richesse ». Sic.