Kiarostami est peut-être l’un des derniers réalisateurs à avoir compris que questionner le cinéma revient à questionner l’existence. Ses films ne mettent pas en scène, comme beaucoup aimeraient nous en convaincre, les déambulations contemplatives de personnages écrasés par l’immensité : le cinéma de Kiarostami est une quête, sérieuse et viscérale, celle du cinéaste, mais aussi celle de ses personnages, qu’il aime à mettre en scène comme des déclinaisons de lui-même. Cette quête a pour fondement la nécessité de voir le monde sous l’angle de l’absolu, celui permettant de tarauder l’immense cafouillage amnésique du réel, et de tracer avec son regard une droite nous reliant le plus directement possible à l’essence de notre condition. L’ambition kiarostamienne a donc quelque chose d’hérétique : ses personnages, tel Icare ambitionnant le soleil, tiennent bel et bien à se hisser au stade de la compréhension divine (d’ailleurs, mettre en scène équivaut pour Kiarostami à recréer la vie), à la différence que ces derniers ne se brûlent pas les ailes mais se heurtent à la vertigineuse profondeur du monde, et repartent avec le doute sur leurs épaules. Existence, mort, cinéma forment la sainte trinité des trajectoires kiarostamiennes, un tout indivisible. Si un personnage part de l’un de ces trois points vers un second, il rencontrera forcément le troisième de manière inespérée. Dans Le Goût de la cerise, un homme usé par l’existence cherche la mort et trouve le cinéma ; les derniers plans du film nous montrant combien la possibilité de mettre en scène, grâce au cinématographe, le suicide d’un homme sans qu’il ne meure, suffit à rendre la vie excitante, passionnante et riche. A l’instar de Au travers des Oliviers, Le Vent nous emportera se construit sur le processus inverse : un homme part du cinéma vers la mort, et trouve l’existence.
On ne comprend pas, tout d’abord, l’arrivée de cet homme (et de quelques autres que la caméra évitera toujours de filmer) dans un vieux village en terre bâti au creux d’une falaise. Les habitants partagent avec nous l’ignorance du pourquoi de leur présence. Tout au plus sait-on que ces étrangers viennent de Téhéran, et peut-on remarquer que le chef de file du groupe (le personnage principal, encore un double de Kiarostami) fouine un peu partout et ne cesse de s’enquérir auprès d’un petit garçon qui devient son seul interlocuteur de la santé d’une vieille femme mourante. On apprend petit à petit que cet homme est un cinéaste venu filmer avec son équipe un enterrement traditionnel du village, ayant été averti qu’une vieille femme allait bientôt mourir. Mais celle-ci se rétablit peu à peu, et l’équipe est bien forcée d’attendre. L’homme, énervé, parcourt le village de long en large, passe une quantité invraisemblable de coups de fils (avec son portable, du haut d’une colline), et souhaite un peu plus fort chaque jour que la mort s’abatte sur la grabataire dont dépend son travail. Pourtant, au fil des jours, l’homme en vient à communiquer sincèrement avec les villageois, sans qu’un quelconque intérêt entre en jeu. Inévitablement, il tisse des liens, apprend des choses, et prend le temps de regarder ce qui l’entoure. Au petit matin du départ, alors qu’une semaine s’est écoulée, l’homme aperçoit à la lumière des premiers rayons plusieurs femmes pleurant près du corps sans vie de la vieille. L’homme s’arrête un instant puis repart, et quitte le village. Il n’a pas filmé les choses ; il a appris à les voir. Puisse la sagesse de Kiarostami se propager un jour jusque dans nos ondes hertziennes.