Présenté par son réalisateur comme un « film d’époque », Christmas est inspiré d’un fait divers violent qui eut lieu à New York en 1993 : le soir de Noël, lors d’un rendez-vous d’affaires, un homme est kidnappé par un groupe mystérieux qui accepte de lui laisser la vie en échange de « beaucoup d’argent ». Ajoutons que « l’otage », bien sous tous rapports et se préparant à un « Christmas » heureux en famille, menait avec sa femme un très florissant commerce de drogue et que son déboire très musclé est directement lié à sa fortune de trafiquant consciencieux et rangé. On reconnaît sans peine la quintessence de la morale ferrarienne : « un jour, il faut reconnaître ses fautes et racheter ses péchés ». Dans Christmas, le personnage qui doit faire ce retour sur soi, se soumettre à l’épreuve sans laquelle il est vain d’espérer la considération du cinéaste -rappelez-vous le sort peu enviable des petits délinquants sans foi poursuivis par la bad lieutenant- est une femme. Le coeur du film est ainsi le calvaire de l’épouse qui doit rassembler l’argent pour sauver son homme, exercice d’autant plus pénible et humiliant qu’il est commandé par un grand black patibulaire et donneur de leçon, à côté duquel Robespierre fait figure de grand corrompu. Heureuse ou malheureuse, l’issue compte finalement assez peu -la révélation finale, si elle est authentique, est assez mal amenée- l’important étant le chemin parcouru pour y arriver, refrain biblique indémodable.
On aura compris que le fond de Christmas n’est pas le fort du film. Avec le temps, Ferrara semble porter de moins en moins d’intérêt à ce qu’il raconte. Certes, il s’est toujours imposé par la forme ; les intrigues de ses films ont plutôt desservi sa cause, construisant l’image commode du cinéaste post-scorsesien, torturé comme son aîné par la confrontation entre les données de la foi et le monde moderne où évoluent ses personnages. On sait, au moins depuis New Rose Hotel, que ce regard sur Ferrara est une fausse piste, un point de vue étroit sur un monde plus large et aux contours plus énigmatiques qu’il n’y paraît. A ce titre, c’est plutôt le dernier film de Scorsese -A tombeau ouvert- qui se rapproche le plus de ce Christmas. D’abord, par sa façon si directe de faire témoignage d’un état de New York avant l’ère Giuliani et sa « mise au pas » de la ville : l’urgence médicale en ambulance permettait à Scorsese de découvrir le visage d’une ville en détresse, mais « riche » aussi de toute cette vie en souffrance ; dans Christmas, c’est le trafic de drogue fonctionnant comme un business ordinaire qui est donné comme la clé de compréhension de la ville, un commerce qui fait certes des ravages, mais qui autorise aussi une circulation des corps, un répertoire de postures, une répartition des rôles insolites qui passionnent Ferrara.
Une des plus belles séquences du film montre l’itinéraire qui mène le couple de leur appartement cossu où il laisse leur fille avec sa grand-mère vers une destination encore inconnu du spectateur. Une fois arrivé, le couple se met au travail : avec application, l’homme pèse la poudre de cocaïne ; avec soin, la femme prépare les doses ; les deux emballent le tout dans de petits sachets marqués à l’empreinte d’un tampon spécial. C’est l’aspect du film qui marque le plus, cette attention à décrire, dans ses détails, un monde qui est peut-être moins possible aujourd’hui dans la ville « nettoyée ». Dans Christmas, le désordre règne et la confusion des rôles est totale : la mère vient acheter une poupée à sa fille après avoir réfléchi avec son mari sur les moyens de faire plus de bénéfices avec de meilleures dealers. L’autre aspect du film qui rappelle le dernier Scorsese est l’intérêt des deux cinéastes pour la relation entre le mental et le physique à l’intérieur de l’univers urbain : chez les deux, l’énergie physique que le corps déploie pour s’en sortir précède souvent une chute morale très profonde. Le cinéma devient alors la radiographie de cette chute, de ce plongeon dans l’abîme qui transfigure les séquences les plus « réalistes » et porte le film au-delà de ses apparences. Sous cet angle, Christmas apparaît quasiment comme un film abstrait, une équation à trois inconnus (les personnages n’ont pas de nom). A certains moments, l’épure visée par Ferrara donne des scènes magnifiques comme la discussion toute en suspens entre l’organisateur du rapt et l’épouse apeurée. Mais cette approche « mentale » peut aussi nuire au film : la séduction du labyrinthe est remplacée par un ennuyeux sentiment de surplace et l’élégance du sens « en creux » apparaît presque comme de la platitude.