Après le monde aseptisé et bigbrotherisé de Mémoire morte et les audaces formelles-formalistes de la série des Julius Corentin Acquefacques (ah, le coup du trou de matière de L’Origine), le rare et précieux Marc-Antoine Mathieu revient avec une œuvre étrangement sereine flanquée d’un titre à la simplicité trompeuse. Epuré à l’extrême, bercé par une narration silencieuse à la Loustal où les phylactères sont quasiment absents, loin des bavardages qui parasitaient Mémoire morte, Le Dessin offre un découpage strictement binaire où jeux de miroir et réflexions ont la part belle. « Réflexion », c’est précisément l’énigme sous forme d’acrostiche que propose Edouard, un artiste parti pour un monde meilleur, à son ami Emile, lui aussi peintre. Découvrant précisément un dessin portant cette mention dans l’étonnante galerie secrète d’Edouard (un florilège de tous les arts de l’humanité), Emile se met en tête d’explorer littéralement cette œuvre à la richesse infini. A mesure que se poursuivra cette plongée au cœur d’un tableau qui ignore la finitude, Emile connaîtra la gloire, la vieillesse puis la mort (on peut admirer au passage les transformations physiques du bonhomme, qui passe allègrement du Marlon Brando hiératique au Jim Morrison hirsute pour finir en Balthus en fin de course), non sans avoir percé au final le mystère en forme de clin d’œil légué par son ami disparu.
Ce rapport intérieur/extérieur, dont la mise en abyme est l’expression fétiche, est ici servi par un somptueux noir et blanc, devenu la marque de fabrique de M-A Mathieu et qui offre les effets de perspective et de profondeur indispensables au projet du Dessin. A la manière d’un Piero della Francesca, ce dessin cache un dessein éclairé par tous les éléments qui le composent et dont le caractère fantastique envahit progressivement le récit. Le tableau n’imite plus la vie, il est la vie, mimésis suprême conjurant la mort par la grâce de l’art. Alors certes, on peut trouver le ton du récit un chouia sentencieux, le dénouement un tantinet précipité, mais on ne saurait faire la fine bouche devant cette entreprise ambitieuse et à hauteur des aspirations expérimentales de M-A Mathieu. Une entreprise qui n’est guère éloignée des projets fous de Bartlebooth et du peintre Valène dans La Vie mode d’emploi. Pérec, amateur éclairé de jeu de go et de puzzle, proposait d’ailleurs en préambule de ce monument un éclairage qu’Emile aurait tout aussi pu bien lire (mais qui dit qu’il ne l’a pas fait ?) dans son cheminement vers la révélation : « L’objet visé n’est pas une somme d’éléments qu’il faudrait d’abord isoler et analyser mais un ensemble, c’est-à-dire une forme, une structure[…]Seules les pièces rassemblées prendront un caractère lisible, prendront un sens : considérée isolément une pièce d’un puzzle ne veut rien dire ; elle est seulement question impossible, défi opaque ; mais à peine a-t-on réussi à la connecter à l’une de ses voisines que la pièce disparaît, cesse d’exister en tant que pièce » et ce jusqu’à la résolution de l’énigme. Gloire soit donc rendue à Marc-Antoine Mathieu, ce désormais consacré « grand faiseur de puzzle ».