Cinéaste du chuchotement et des blessures secrètes, Philippe Garrel aime à parler d’amour et de création en mettant en scène ses propres doubles : ainsi de François, le héros de Sauvage innocence, personnage dans lequel il est difficile de ne pas voir le reflet d’un Garrel précoce. Ce dernier s’est visiblement trouvé une jouvence en l’écrivain Mehdi Belhaj Kacem au point de lui confier le premier rôle et de lui prêter le temps d’une scène son propre père, Maurice Garrel. Ces rapprochements, évidents, sont appelés à être dépassés pour ne pas limiter ce très beau film à une démarche autobiographique : pour Garrel, il semble de toute façon que la fiction et la vie soient indissociables, que le cinéma consiste à conjuguer l’une et l’autre librement, dans un même flux d’émotions, de paroles et de gestes, à les unir dans une seule et même existence.
Sauvage innocence est le titre du scénario pour lequel François, cinéaste confidentiel mais reconnu, peine à trouver un producteur : il s’agit d’un film qui dénonce les effets de l’héroïne, poison qui lui a valu par le passé de perdre une femme aimée. Il en rencontre une autre, Lucie, comédienne débutante dont il tombe amoureux, et à qui il envisage de confier le premier rôle. Econduit par un producteur, François se tourne vers Chas (campé par l’impressionnant Michel Subor), une sorte de mécène qui constitue sa dernière chance. En échange des quelques millions qui lui permettront de réaliser son film, Chas demande à François de passer la frontière en transportant une valise d’héroïne. François, qui affirmait à la légère qu’il fallait critiquer la drogue « le joint au bec », est ainsi pris au mot par le destin. L’ironie (tragique) de la situation offre à Garrel la possibilité de faire un long métrage, où, au sens propre, la réalité dépasse la fiction. Ce n’est plus le « film dans le film », mais une mise en abyme démultipliée (le héros, double du cinéaste, tourne lui-même un film inspiré de sa propre vie). Garrel raconte aussi le montage d’un projet noble avec de l’argent sale, dont le financement est rendu possible par le processus qu’il veut dénoncer (la consommation d’héroïne), et qui enclenche un cycle mortifère. Comme si la vie et le cinéma ne formaient qu’un seul et même cercle vicieux.
Pourtant, Sauvage innocence n’a rien d’une spéculation pleine de lieux communs sur l’art et la vie. Garrel filme la préparation et le tournage du film comme une histoire d’amour, d’innocence et de beauté (car Julia Faure en est une) bientôt polluée par des substances toxiques : l’argent, la drogue, le cinéma aussi -le mal obsédant de la représentation. Sans doute plus scénarisé, moins « à vif » que J’entends plus la guitare (qui est un peu son « passé », la plongée dans l’héroïne, le sevrage, la mort d’une femme aimée dans laquelle on reconnaissait Nico), Sauvage innocence recèle de vrais instants de grâce, où il tend vers un âge pur et encore irréfléchi du cinéma, une « innocence » à jamais perdue. Son plus beau moment est ainsi une séquence costumée mise en scène par François, sur les berges d’Amsterdam, un étrange ballet nocturne sur le déchirant Friday’s child des Them, hommage nostalgique à une époque de fêtes et d’insouciance. Mais ce tournage n’est pas seulement une machine à remonter le temps. C’est aussi un dispositif dangereux, engageant des êtres humains souffrant et aimant -un piège magnifique. Ainsi, ce film tourné vers le passé semble se bâtir sur les décombres du présent. Quand le producteur fournit lui-même la dope, il devient un « deal » malsain, où l’on recycle des émotions hautement toxiques. Et les victimes de cette contrebande sont innocentes. Constat cruel et désenchanté, mais belle contribution à la gloire amère du cinéma.