7 chants de la Toundra, en dehors du fait qu’il est le premier film en langue Nenets (du peuple de chasseurs sibériens du même nom), permet de confronter au soin documentaire de son approche un récit et une assise dramatique stupéfiantes. Réalisé comme un prolongement de documentaire (de l’ordre du non-dit selon les propos des cinéastes), le film s’articule autour de chants populaires qui valent comme mini-matrices de fiction. La première scène du film dit mieux que les autres ce principe de friction peu commun : des images neutres, muettes, qui montrent des personnages avancer dans la neige. Par sa nudité, l’image ramène aux origines du document anthropologique, celui de Nanouk ou d’Ombres blanches de l’aventurier Flaherty. Puis la musique, le montage, viennent secrètement dire qu’il s’agit avant tout de cinéma et de récit. Les autres parties plongent plus nettement encore dans la fiction, mélodrame (le départ de la fille) ou reconstitution historique (la résistance aux envoyés de Staline) s’entremêlant à la manière d’artifices presque invisibles. La force du film tient dans cet état un peu double : on ne sait jamais vraiment ce qui tient du réel en soi ou d’un réel tronqué et fantasmé.
La justesse du point de vue des deux cinéastes permet de garder un équilibre saisissant entre ces deux pôles de fiction. Surtout, le respect de la nature même de ce qu’ils filment (simples gestes et tâches quotidiennes) empêche toute focalisation surplombante. En cela, 7 chants de la toundra évoque autant le travail d’un Paradjanov (mais sans le lyrisme des Chevaux de feu) que celui, encore, de Flaherty. L’ancrage dans un vérisme absolu -respect de la langue, des codes, des rites du peuple Nenets- n’y sert pas de délimitation rigide mais au contraire de matière d’investigation ouverte et sans limites. A mesure que les acteurs amateurs jouent, chantent et dansent (en gros : se mettent en scène et répètent leur propre histoire), le film s’élève dans une sorte d’au delà onirique qui tient d’une perception en infra, comme souterraine et hallucinée. La suspension des scènes, le recours aux images rêvées (le passé des Nenets, la fixation exténuée de leurs moments de transe religieuse) n’offrent en aucun cas une vision déformée de la réalité mais son envers indicible et magnétique : la part infilmable du documentaire, là où une simple caméra ne peut aller sans qu’un regard tout-puissant (celui même du peuple filmé) l’y invite.