Il y a un petit bout de sparadrap qui colle à la peau du label Lithium comme au doigt du capitaine Haddock : on dit de ses productions qu’elles sont « noires », « plombées », « nihilistes », et on s’abstient trop souvent de les écouter. L’identité trop forte du label finit par mettre sous le boisseau la flamme singulière de ses artistes. Et si l’album d’Experience était ouvertement humaniste, ce deuxième essai de Bertrand Betsch ne fera pas taire les mauvaises langues, plus éprises de prudence consensuelle à la Benjamin Biolay que d’auto flagellations capitonnées à la B.B : ce disque est sinistre. Mais passionnant.
La rumeur voulant que Lithium ne serait pas au mieux financièrement, on ne peut s’empêcher d’écouter ce BB Sides, composé de reprises et de morceaux originaux, comme une sorte de bilan, l’historique (testamentaire ?) d’un label qui aura marqué sa génération. L’album commence par cette cover glaçante de La folie des hommes de Dominique A, où Bertrand Betsch a remplacé la phrase « J’oublierai ma rancune » par « Je garderai rancune », finalement hurlée impitoyablement, faisant sauter d’entrée de jeu nos résistances nerveuses, en même temps que la légende dorée d’une idole ainsi désavouée. Suivront ensuite Bientôt niveau zéro, titre repris du premier album de Mendelson, égrenant le compte à rebours spiralée d’une chute à pic, d’une faillite annoncée ; et aussi deux instrumentaux, #2 et #1, glissés en intermèdes dissonants, renvoyant magiquement au #3, album définitif de Diabologum. Mais tout cela n’est qu’interprétation de critique-rock un peu schizo.
Car BB Sides est avant tout un album de Bertrand Betsch, suffisamment hanté lui-même pour ne pas porter en plus les malheurs des autres. L’exercice de la reprise s’inclut ici dans la pratique maladive de la remémoration, dans une atmosphère introspective d’enfance torturée (l’univers clos des comptines dissonantes, des loops bricolées, entre Comelade interné et musique de cirque à la Todd Browning), le regard tourné vers le passé englobant celui de l’intéressé en premier lieu, mais aussi celui d’une certaine histoire de la musique (de Phil Spector à Lou Barlow) et de la langue (de Charles d’Orléans à Paul Eluard). Le travail de mémoire (Quand je reviendrai est inspiré d’un poème d’une déportée) a ici une valeur négative, voir négativiste, visant à nier l’histoire ou à la réécrire (d’où l’utilisation récurrente des sons mis à l’envers), et d’ailleurs tout est énoncé de manière négative : Je ne me souviens plus, Sinon, il n’y aurait rien, J’entends plus la guitare sont de longues listes de choses oubliées, inouïes, anéanties, comme les pendants inversés de l’exercice inventé par Georges Perec, le « Je me souviens » qui rendait vivifiante la nostalgie. Et pourtant, tout tient à ce paradoxe schizo de l’énumération en négatif : les choses énumérées sont en fait révélées, et non pas détruites (« Je ne me souviens plus / Ni du goût de l’ortie / Ni du goût du crachat / Du chocolat / J’ai perdu le parfum / Le dessin dans le creux de la main »).
C’est ici que se joue la dialectique d’un disque un brin complaisant : le désir de noirceur et de dépression ne peut lutter contre la nécessité de persévérer dans l’être (pour parler spinoziste) : et la négativité s’annule d’elle-même (deux moins font un plus), également à travers plusieurs saillies lumineuses, telle cette reprise de To know him is to love him de Phil Spector ou ce Dodo touchant et enfantin. Le disque entier met ainsi à jour cette tension entre deux opposés, à l’intérieur d’une conscience singulière. C’est un disque-cerveau en ce sens. Renforcé par l’extrême singularité de la production (fait à la maison, guitare acoustique, voix sous-mixée, boucles tordues, saxos fous). Un album exhibitionniste, souffrant, tendu à l’extrême, mais on l’a dit, passionnant. Un disque à explorer.