Erotomane primaire, acariâtre, menteur, pingre et veule, Joe Matt vous salue bien. Dans son comix, paru initialement chez Drawn & Quaterly sous le titre The Poor Bastard (qui rend davantage justice à ce beau personnage), Matt entreprend une entreprise de destruction systématique de cette esbroufe qu’est la représentation de soi. Le continuum de ce fragment de vie se résume à une histoire d’amour somme toute confondante de banalité qui constitue la seule trace de vie apparente. Car l’oeuvre de Matt est un objet cliniquement mort, où le cercle infernal des répétitions joue le rôle d’une Ringstruktur sans issue. Le découpage graphique impressionnant de rigueur assène scènes de masturbation, bouffes autocentrées avec Chester Brown et Seth, deux autres auteurs indies de bande dessinée, dont la compassion et la patience sont exacerbées pour décupler le contraste avec cette ordure soft, marches ineptes dans la ville ou laborieux visionnages de pornos sur une TV miniature. Les quêtes amoureuses de Joe ne sont que des faux-semblants, des leurres, et sont délibérément avortées par les exigences du protagoniste (fascination pour les beautés exotiques et les anorexiques, haine des gros mollets). Les fantasmes ne viennent pas même assurer le salut d’un narrateur en mal de narration : les partouzes lénifiantes se succèdent, qui ne relèvent pas un encéphalogramme plat, à l’image des érections inexistantes de Joe lorsque le fantasme devient in fine réalité. Etrange sentiment que produit cette volonté acharnée de nier un achèvement, cette somme où l’inanité est érigée en œuvre d’art.
Très proche de l’esprit cartoon de Joe Sacco, l’auteur de Palestine et Gorazde (décors en noir et blanc fouillés, schématisme des corps et visages, expressivité extrême des personnages), Matt partage avec l’autre Joe le désir d’avancer masqué, de disparaître à sa propre vue. Les épouvantables binocles de Sacco et les lunettes à l’obsédante symétrie de Matt ne renvoient que des images vides derrière leurs verres fumés et participent de cette dissimulation avouée du regard, reflet de l’âme chez les Anciens. Le colocataire de Joe, gentil gros au débit verbal et à la sagesse proportionnels au tour de taille, ne fait-il d’ailleurs pas office de Socrate auprès de cet Alcibiade dégénéré, pour qui le réel est une énigme insoluble ? Joe interroge ainsi très sérieusement Seth et Brown sur l’alternative hypothétiquement nécessaire entre bouffer du vomi ou se faire pisser dans la bouche. Ce rapport problématique au corps s’immisce à tout moment à travers tout ce qui sort littéralement du protagoniste, sperme et autres déjections, qui ne sont pas sans rappeler les obsessions menstruelles de Julie Doucet. Le retour provisoire dans l’univers familial ne semble rien résoudre, les ellipses très réussies suintant le mal-être et s’achevant opportunément par une visite au cimetière. Un dernier repas de célibataire devant la télévision et puis c’est déjà fini, le rideau tombe. Nick Cave, un autre looser magnifique aux cheveux gras, peut bien chanter Where do we go now but nowhere, cela n’a jamais paru aussi vrai.