Martha… Martha est dédié « à notre besoin de consolation ». La dédicace s’inscrit sur l’écran après le dernier plan du film. Après plus d’une heure trente de tension inouïe, de déchirures, de tristesse infinie, ces quelques mots simples viennent soulager le spectateur bouleversé, tombé dans un drôle d’état. Ils viennent formuler pour lui un sentiment qui l’a gagné au cours du film et sur lequel il n’a encore mis aucun mot : une tendresse profonde pour celle qui en est l’héroïne, pour la Martha du titre, un personnage fêlé et fragile sur qui on a envie de porter toute son affection. Martha, c’est-à-dire Valérie Donzelli, l’actrice sauvage qui lui donne un corps et une voix, désormais inoubliables. Le dernier long métrage de Sandrine Veysset a cette force rare (qui donne confiance dans la puissance du cinéma) : l’effet de réel qui porte le film de bout en bout finit par affecter notre regard et nos sentiments pour les choses de l’écran. Face à nous, il n’y a plus seulement un film mais un morceau de vie qui nous tourmente vraiment. Comme on dit, on est « entré » dans le film. Et l’on n’en sort pas comme ça !
Cette empathie profonde avec le film, cette incapacité qu’on ressent très vite de mettre à distance les émotions fortes où il nous plonge ne relève pas de l’effet-miroir, stratégiquement mis en œuvre dans tant d’œuvres françaises reposant sur le mensonger « retour du naturel ». Au contraire, la mise en scène de Veysset ne relève d’aucune stratégie narrative : pas de cadenas scénaristique avec énigme à résoudre, pas de découpage obligé avec évolution du personnage. Il y a un début et une fin (comme à tout), mais entre les deux, on suit le rythme de la vie. D’autre part, si le film tend un miroir au réel, ce n’est pas pour le refléter -naïveté et imposture naturalistes- mais pour le déformer, pour en donner l’image la plus intérieure, la plus fantasmée aussi. Si Martha… Martha nous implique tellement, c’est qu’il touche avec beaucoup de justesse à notre relation imaginaire au monde, c’est que la réalisatrice sait mettre dans le même plan, la crudité la plus insupportable, le poids écrasant du réel (c’est la base documentaire si impressionnante de ses trois films) et le fantasme qui déplace ce poids et nous porte vers les états les plus limites, vers les rages les plus primitives. Exemple à l’appui avec cette séquence de terrible confrontation entre Martha et sa petite fille de sept ans : le réel (le viol que Martha vient de subir et sa fille effrayée, qui la découvre sous la douche, encore marquée par les traces de violence) laisse vite la place à une vision quasi fantastique du rapport mère-fille, vision guidée par le point de vue morbide de Martha. En quelques secondes, la scène bascule et Veysset enregistre l’hallucination maladive de la mère qui n’en finit pas de se voir en coupable, en meurtrière.
Ce dont Sandrine Veysset nous parle le mieux depuis Y aura-t-il de la neige à noël ?, c’est de l’enfance, énergie positive qui mène vers le haut. C’est encore le cas ici. La douleur de Martha, c’est un souvenir d’enfance qui ne l’a jamais quitté, un souvenir qu’elle rejoue pour le pire avec les siens, sa petite fille et son mari. Le film ne dira jamais explicitement le contenu de cette souffrance première. Il en raconte seulement la longue portée dans le présent de Martha : l’impossible considération pour la vie qu’elle mène, la fuite permanente pour lui échapper… Evidemment, c’est le lien entre la mère et sa fille qui constitue l’enjeu du film : c’est lui qui provoque l’instinct d’autodestruction du personnage et qui, en même temps, est le seul moyen de l’en libérer.