Avant d’être une fête, Paris a été, pour beaucoup d’écrivains étrangers du début du XXe siècle, un lieu de douleur et de décision, une sorte de catharsis artistique nécessaire à leur oeuvre. Dans ses Epiphanies, Joyce parle du « péché parisien » pour évoquer la misère, la solitude, l’angoisse et, simultanément, la découverte radicale d’une liberté qu’il expérimenta lors de son premier et bref séjour dans la ville lumière. Il en est de même pour Rilke dont on vient de retrouver le Journal de son année 1902. A l’époque, le futur auteur des Lettres est un jeune poète marié à la sculptrice Clara Westhoff, élève de Rodin. Rilke a deux préoccupations : trouver sa langue (en se libérant du symbolisme dont ses premiers poèmes sont marqués) et bâtir sa propre intériorité d’artiste, quitte à se démarquer le plus possible de ses obligations conjugales (lui et sa femme vivent à un étage d’intervalle). Ses premières journées sont celles d’un homme perdu dans la dureté de Paris ; Rilke n’a pas un sou, erre dans les rues et aborde ses minces rencontres en glissant sur leur surface : « Etre seul, assis et regarder dans les jardins, et par delà les jardins. Ca aiderait peut-être. J’en ai tellement besoin. Mais aucune aide hors la mienne ne peut me servir. Et où est-elle… cette aide à moi, en moi, ce soutien ? ». Cette passerelle miraculeuse entre Rilke et Paris, entre un auteur et son œuvre, sera rendue possible par Rodin et Baudelaire. La lecture du Spleen de Paris va profondément modifier l’approche du jeune allemand, lui faire aimer sa solitude et tirer d’elle la matière suffisante à son élaboration. Le voici vivant différemment le cycle des jours ; il note, observe, médite son art qu’il ne peut plus séparer du rythme de la ville.
Ces minces carnets ne nous apprendront rien de bien révélateur sur le Paris littéraire du début du siècle, et l’auteur des Lettres à un jeune poète s’affirme bien différent du portrait qu’en fit Maurice Martin Du Gard dans ses Mémorables. Rilke se livre ici intégralement derrière des bribes de descriptions, des notes sèches et rapides où s’immortalisent un style et le souvenir d’une ville d’une terrifiante beauté.