Alors que flotte encore dans nos esprits le souvenir des exercices ensoleillés des légionnaires de Beau travail, le précédent long métrage de Claire Denis, Trouble Every Day impressionne par la noirceur de ses errances nocturnes. Présenté hors compétition au Festival de Cannes 2001 où il fit sensation, éclipsant superbement les oeuvres nettement moins radicales de la Sélection officielle, le film confirme surtout le talent d’une réalisatrice au sommet de son art, l’une des rares têtes chercheuses du cinéma français.
Avec son début pour le moins abrupt, Trouble Every Day prend à contre-pied l’usage commun qui confine les premières minutes d’un film à la simple fonction d’exposition. Claire Denis n’a au contraire de cesse d’opacifier le mystère de ses images inaugurales. Tel un long climax d’une vingtaine de minutes, la première partie de son film est d’une rare intensité, justement parce rien n’y est explicité. Mis à mal par un montage discontinu semant un inquiétant désordre, les personnages évoluent au gré des méandres complexes d’un récit elliptique. L’impression crescendo de malaise se confirme quand intervient une incroyable séquence au cours de laquelle une étreinte sexuelle vire brusquement au festin tragiquement gore. Ce que l’on pressentait sans vraiment oser s’y confronter se déroule alors devant nous, spectateurs ébahis face à cette représentation de l’horreur pourtant transcendée par de sublimes effets plastiques alliant sensualité des épidermes et férocité des plaies. Après l’orgie cannibale de Coré (B. Dalle) qui dévore avec délectation son jeune amant, Trouble Every Day ne peut évidemment se poursuivre qu’un ton au-dessous. Mais c’est là tout le talent de Claire Denis qui, après avoir fait rôder un inconfortable suspens dans la première moitié du film, s’attarde sur les stigmates lancinants de Shane (V. Gallo) en proie à la même maladie que Coré.
Sans jamais verser dans l’esthétisant, Claire Denis compose un ténébreux poème autour des espaces traversés par le film. La Seine devient ainsi un long fleuve sanguinolent où se reflètent irréellement les contours de l’église Notre-Dame tandis que les herbes d’un terrain vague suintent les dernières gouttes de sang d’une victime croquée. Cet égard pour la forme ne se fait cependant pas au détriment des personnages, même les plus secondaires, tous chargés d’une émouvante densité, à l’instar de la jeune femme de chambre incarnée par Florence Loiret-Caille, dessinée selon des traits à la fois précis et flous. On n’apprendra en revanche pas grand-chose sur l’origine du mal qui atteint les deux héros de Trouble Every Day. Claire Denis nous dispense ainsi d’une pseudo-théorie scientifique et permet à son histoire de ne pas sombrer dans le banal film de genre. De toute façon, le vrai sujet de son long métrage est ailleurs, dans les arcanes extrêmes du désir amoureux, là où passion rime dangereusement avec possession.