Commençons par une précaution : ne vous laissez pas abuser par l’habillage promotionnel que Verve a cru bon d’imposer à son nouveau poulain. Non, Chris Potter n’est pas un énième jeune loup du jazz, ni un beau gosse de plus qui joue avec application du saxophone ténor et il ne signe pas là son premier album… mais le huitième. Les apparences sont trompeuses, et passer à côté d’un tel musicien par méfiance (fondée) vis-à-vis des chausse-trapes du marketing serait regrettable. Ne vous fiez pas non plus à cette accumulation de tributes qui donne sa forme au disque (fausse bonne idée), ils ne doivent pas dissimuler que si Potter a des allégeances comme tout jazzman un tant soit peu éclairé, il est un homme libre dans son jeu et dans sa tête. Rares sont ceux qui à son âge sont aussi indépendants à l’égard de qui les a influencés. Encore mieux, il n’a pas du tout le profil d’un jeune homme pressé.
Voyez plutôt : Potter a pris le pli auprès des anciens (le trompettiste Red Rodney, compagnon de Charlie Parker ; Marion McPartland, égérie du piano jazz ; James Moody, vétéran du bop), puis aiguisé son souffle dans les orchestres pépinières (Mingus Big Band notamment) avant de se frotter aux meilleurs des nouveaux venus (B. Mehldau, S. Colley, D. Douglas…) et de côtoyer les maîtres qui ont façonné le son du jazz d’aujourd’hui (Jim Hall, Paul Motian, Dave Holland) avec même quelques bifurcations auprès de ces bons vieux rockers de Steely Dan ! Bref, dix ans de carrière et pas mal de lauriers lui permettent désormais de disposer d’une diffusion de premier plan. Tant mieux, car on est loin du prodige tiré prématurément de son école.
Autant dire qu’avec ce background, la musique qu’il donne à entendre se situe à un très haut niveau d’inspiration. D’abord, parce qu’elle est enregistrée par un vrai groupe, avec lequel le saxophoniste a abondamment travaillé : le pianiste Kevin Hayes, habile aquarelliste du clavier, le contrebassiste Scott Colley, élégant et précis jusque dans ses gestes, et le batteur Brian Blade dont l’éloge n’est plus à faire : trois compagnons de génération. Ensuite, parce que tant en ce qui concerne les compositions que les improvisations, Potter manifeste une aisance qui reflète plus que du talent : une intelligence. Chez lui, pas de remplissage ni de cliché qui vient facilement sous les doigts, mais une prise de risque permanente, une perpétuelle surenchère dans la difficulté, la stimulation fertile du danger (ébouriffant Sun King). Sous la plume, un art de créer des climats, à l’instar de son ami David Binney : là les couleurs du Fender en surimpression (Shadow), ici la clarinette basse utilisée pour doubler la contrebasse (High Noon), ailleurs le foisonnement de la batterie mettant en relief la complexité de la composition (The Mind’s Eye)… Enfin, un véritable festival de saxophone ténor à chaque morceau avec une importance égale apportée au façonnement mélodique et au découpage rythmique. Qu’il s’essaye au soprano ou à l’alto en fin d’album, face à cela, pèse peu de poids. Autant dire qu’avec de telles cordes à son arc, Chris Potter ne pouvait que signer l’album le plus convaincant du printemps.
Chris Potter (ts, ss, as), Kevin Hayes (p, elp), Scott Colley (b), Brian Blade (dm).