Certains ont pu parler des dernières oeuvres de Philippe Roth, disons à partir de Opération Shylock, comme d’une recherche systématique, et un poil désespérée, du temps perdu. Un peu vite emballée, cette analogie a le mérite de donner le ton et le rythme de sa toute dernière entreprise pseudo-autobiographique. Mais le parallèle, bien que tentant, s’arrête là. Proust s’appuie sur le portrait d’une société décadente et limite vulgaire dont il fait tinter les notes cristallines surgies de la combinaison presque géométrique de ses personnages, figés dans un temps suspendu et transcendés par le regard d’un adolescent qui perçoit, magnifiés, les infimes signaux du présent comme un écho produit par la découverte fortuite, des années plus tard, sur les lieux mêmes de ses premières émotions, de sa propre mortalité. Roth, lui, fonce tête baissée dans l’histoire (et l’Histoire). Il fait semblant de ne pas savoir, de constater au fur et à mesure l’étendue du gâchis, de la perte, l’énormité de la tragédie. Et il parle sans retenue, il répète, rabâche au risque de l’ennui, de l’agacement du lecteur. Il marmonne sa révolte et la triste dérision qui en procède. Il déroule sa litanie iconoclaste, dans une série de monologues amers et insistants où le conteur, Murray Ringold, un homme de 90 ans qui est à la fois le frère d’Ira Ringold -le « communiste » du titre- et l’ancien professeur de lettres de Nathan Zuckerman -le narrateur-, s’ingénie à détruire les fausses images, à fouiller le réel non pas pour dégager la personne pure d’Ira Ringold, il n’y a pas de pureté chez Roth, mais pour transmettre la parole. La parole la plus exacte, la plus précise possible. Et cet effort de mémoire, basé à la fois sur un besoin viscéral de prononcer l’unique vérité et par la certitude que, tout compte fait, la littérature est le meilleur moyen de recréer le mythe après l’avoir soigneusement évacué, nous ramène encore une fois face à cette épouvantable évidence que Roth nous assène roman après roman et qu’on trouve résumée dans les dernières pages de ce livre. La poussière une fois retombée, rien n’existe, ni l’imposture ni la sincérité, ni la conscience morale ni l’absence de conscience, ni l’utopie, ni la justice ni l’injustice… Rien que les traces immobiles et luisantes, disséminées dans un ciel purement physique, de ceux qui ont foulé, le temps d’une existence, le sol illusoire de notre terre commune. Et la nuit, l’écrivain vieillissant, enfoncé dans son fauteuil posé au milieu du jardin où personne ne vient le visiter, observe l’incandescence lointaine des étoiles dont l’hydrogène n’en finit pas de se consumer.
De nouveau, Roth se dédouble et reprend les traits de Nathan, le héros de toutes ses fictions, mais il va plus loin et se multiplie, sans doute pour mieux nous faire admettre que l’acte d’écriture -et de lecture- n’est qu’une patiente dispute opposant les divers personnages qui nous composent, séparés par l’âge, les convictions, les erreurs, les subites découvertes, les avancées, les crimes de toutes sortes… Il est Ira Ringold, un colosse fragile et complètement myope, dont la ressemblance avec Abraham Lincoln forge le destin ; communiste de cœur parce que, dans l’Amérique des années 30 à 50, la seule façon de ne pas se voir broyé par l’idiotie ambiante résidait dans la croyance en la lutte des classes ; conformiste malgré lui, parce qu’il s’amourache d’Eve Frame, une vedette de la radio, arbitre des élégances, l’épouse et trouve en elle le reflet hystérique de ses propres pulsions meurtières ; initiateur politique du petit Nathan Zuckerman, dont l’enfance révoltée s’émerveille des beautés de l’idéologie prolétarienne. Il est le modeste Murray Ringold, le frère aîné d’Ira, l’intellectuel de la famille, spécialiste de Shakespeare, qui protège son allumé de cadet et perce à jour la folie qui le ronge. Il est Eve Fame, le raffinement et l’esprit incarnés, une « femme idéale » qui, par faiblesse de caractère, dépit amoureux et sottise incurable ajoute sa pierre à l’édifice diabolique du maccarthysme en publiant ses mémoires : « J’ai épousé un communiste », à fin d’anéantir l’amour contre-nature qu’elle porte à cet homme tellement irréel et composite qu’on finit par se demander s’il n’est pas une sorte d’avatar tout droit sorti de la philosophie juive, réinventée pour l’occasion par l’athée Philip Roth. Un golem, géant d’argile fabriqué par le(s) mot(s), dont il aurait fait un serviteur à son image avant de le détruire pour empêcher une plus grande catastrophe.
Le chemin du mythique au mystique est aisé à parcourir. Souhaitons que Roth, à la veille de ses soixante-dix ans, saura demeurer dans cet entre-deux instable mais foisonnant où il puise, parfois jusqu’à l’excès, les éléments de son exigeante introspection.