Un livre consacré à la pêche à la mouche ? Pire : un livre qui revient parfois sur des ouvrages cultes du même domaine ! C’est sans compter sur la force d’entrain des récits autobiographiques de l’ascendant irlandais McGuane, écrivain faiseur d’horizons, Blaise Cendrars des rodéos et des rapides en tout genre, traqueur de paradis perdus capables de requinquer n’importe quel mal être de star ou de junkie (Rien que du ciel bleu). Moins flatteuse, sa femme le tanne en l’accusant d’être « une pute à saumons et têtes d’acier », touchant aussi par là cette sensualité qui dévore son écriture, shootée par l’approche des saumons lorsqu’ils « jouent les filles de l’air », si la mouche a su être « aguichante »…
Dire que McGuane donne de sa personne au fil des berges est un euphémisme : d’Helsinski à la Terre de Feu, de l’Islande à la Nouvelle-Zélande, des rives américaines aux mangroves mayas, l’insaisissable rôdeur réchauffe la langue à la braise d’un feu de camp, ouvre ses mots à des mouvements de traverse, autant de contre-courants qui donneraient envie de tâter de la canne à n’importe quel agoraphobe. Voilà pour le côté tête brûlée convertie aux bancs de saumons atlantiques, après avoir écumé les bancs de Fac, déclenchant au passage chez son ami Jim Harrison un même désir d’une littérature transie à l’autel de la Nature.
Une fascination, nourrie aux lectures de Walton, White, Thoreau, Hawthorne et d’une pléthore de manuels de pêche qui n’est pas à l’abri des « Intempéries » (le premier récit de ce livre à avaler d’une traite), celles d’une civilisation qui usine tout sur son chemin, bétonnant Key West et technocratisant la pêche jusqu’à » transposer les scènes urbaines au bord de l’eau » : une absurdité tailladée à l’hameçon par ce roman d’un comique furibard et d’une franchise complice. L’intimité du pêcheur, celle qu’il cultive au fil des pas avec une berge au son creux ou une eau vibratile est une expérience du sensible à part entière, les meilleurs, comme l’irlandais Ned, allant « jusqu’à déchiffrer les pensées qui n’étaient pas encore venus à l’esprit de la truite ». « Eau nerveuse », « eau couleur thé », « eau-poisson » : la surface devient territoire des « signes et des absences de signes ». Bachelard aurait sans doute aimé les textes de McGuane.
Baroudeur prônant la douceur du geste et la plénitude de la pêche en solo, il est souvent amené à suivre d’autres adeptes ; un esprit de troupe qui donne lieu à de drôles de pages où l’humour de McGuane s’imprègne du listing sociologique (« les richards », « les cadres dynamiques », « le braconnier »). Mais « l’idée pure » des cannes à pêche revenant notamment à « inspirer l’amour », McGuane voit surtout dans chaque rivière un texte en mouvement où l’hypocrisie des passionnés du défi ne peut venir abîmer tous ces bonheurs familiaux et les amitiés célébrées que la rivière a su « enfanter ». L’imagination humaine n’est pourtant pas à la hauteur des inépuisables possibilités de métamorphose d’une pente caillouteuse ou d’une eau verte du printemps ; un aveu de modestie à partir duquel une rencontre peut se produire : une fois la truite arc-en-ciel ferrée, « chacun de nous était entré dans la vie de l’autre ». L’obsession de la beauté aquatique absorbe tout chez McGuane, jusqu’à en rester les yeux fixés « sur la lisière de l’abîme ». Une hypnose qui ne s’épuise pas à tourner en rond, sans cesse réanimée ici par un regard autocritique et vivifiant.