« Pourquoi les canards vont-ils toujours par trois ? Deux mâles et une femelle. Un mâle de secours ? Ou alors un des mâles est-il l’ami de l’autre » : une question vagabonde qui, comme tant d’autres chez Davenport, amorce, taquine quelque chose, de la fiction peut-être, mais qui sait. « Assemblages d’histoire et de fiction nécessaire », comme il la définit d’ailleurs lui-même, son écriture croise la nouvelle et l’essai, met en scène des personnages historiques (poètes, penseurs, inventeurs en avance sur leur temps) pour mieux interroger ce qui se trame sous la langue et dans ses parages. Traversés par une recherche poétique, neuf nouvelles sont ici conviées à Une Table de verts pâturages : un étrange titre au passé shakespearien, qui a eu sa propre vie, changeant de sens à l’occasion. Traquant ce qui s’est noyé dans quelque pli, Davenport, auteur de nombreux essais dont l’un intitulé Finding, plonge dans le mouvement interne des mots, traduisant leur vie à travers de courtes scènes sensibles, à l’affût de l’essentiel. La lettre phénicienne aleph, par exemple, d’abord objet d’une discussion entre des écoliers de Jérusalem, tisse du sens pour devenir finalement le symbole d’une vie brièvement contée, celle de J. J. Sylvester, premier professeur juif à avoir enseigné sur un campus américain. Les mots sont capricieux, passent du coq à l’âne, Davenport s’occupe de les disposer : « Les mots sont des animaux, vivants, avec une volonté propre. Lorsqu’ils sont alignés, ils sont invariablement moins ou plus que leur somme ».
Cela donne « Le tour du monde de Belinda », où Kafka soigne la tristesse d’une petite fille en donnant la parole à la poupée qu’elle a perdu, devenue bourlingueuse de haute volée (le nain d’Amélie Poulain a-t-il lu Davenport ?) Les échappées de Rimbaud ou de Socrate font aussi mouche en pleine fiction, parcourue par ce que le traducteur Bernard Hoepffner nomme des « thèmes musicaux » : « les modernistes, l’aviation, Marcel Griaule et les Dogons, les grottes préhistoriques et leurs peintures, les adolescents, leur éveil sexuel, l’Antiquité grecque, l’topie fouriériste, la philosophie… ». Dans « Gunnar et Nikolaï », un sculpteur aux mains de marin se délecte des corps utiles à la lente préparation de son Ariel : les nudités de Nikolaï et Samantha tournent à l’initiation artistique et sexuelle. Mais la transmission ne se fait pas de A à B chez Davenport, plutôt enclin à souligner les jeux d’échanges identitaires tout en explorant les trésors perdus de la langue. Beaucoup de mots rares, donc, déclencheurs d’une invention verbale exaltante ; très visuelles, ces nouvelles s’inspirent de photos, de fragments de papyrus, de métaphores navales, bref, « d’ancêtres textuels », comme il les nomme. Passeur de désirs, Davenport les fait revivre au contact de Jésus-Christ, Thoreau, Lawrence d’Arabie ou Kierkegaard, rencontrés dans des éclats fugitifs ; poursuivant l’art des collages maîtrisé par son ami Ezra Pound (Davenport pratique aussi l’illustration), libre au lecteur ensuite de partager le rythme de ces associations relevées de touches comiques ou nerveuses, où les sourires de Shakespeare se rendent complices d’une série d’étreintes. « La sculpture devrait être un verbe », lit-on ; une image à renverser : toujours en mouvement, les saynètes quasiment scandées sur un rythme haché sont comme sculptées avec patience par celui qui se décrit comme un « styliste mineur en prose ». Mais en qui George Steiner voit, avec William Gass, l’un des écrivains américains les plus importants de notre temps.