Plutôt que de foncer tête baissée acquérir son Amarillys qui vient de sortir chez ECM, où la pianiste est tombée, en compagnie de Gary Peacock et de Paul Motian, dans le piège d’un farniente de luxe (après le sublime et vertigineux Nothing ever was, anyway dédié à la musique d’Annette Peacock, avec les mêmes, la plupart n’y auront vu que du feu…), nous vous proposons de remonter le temps avec une récente parution Leo « Golden Years ». En ces années 80, Marilyn Crispell fait partie de l’un des plus fabuleux quartet de l’histoire, celui d’Anthony Braxton. Ce qui n’empêcha pas la pianiste de se livrer à des aventures solistes ou des rencontres fructueuses (Reggie Workman entre autres). Ce sont trois albums anciens, jamais réédités en CD, qui sont ici regroupés et brossent un tableau fidèle de son univers tourmenté, celui-là même auquel elle semble vouloir aujourd’hui tourner le dos. Six pièces en solo de 1983 font le tour d’obsessions qui nourriront pendant des années ses récitals solistes. Une ligne de vif argent tente de s’arracher à de lourds accords qui l’ancrent dans l’extrême grave du clavier, elle cherche une issue en tournoyant, elle explore le labyrinthe des solutions imaginaires, et toujours un accès barré la renvoie aux profondeurs abyssales (Archaic visions, Love). Parfois, ces sombres mares sont la matrice même d’où s’échappent à profusion ces bulles fraîches, reliées à leur source par des cascades frémissantes (Love). Cette phrase fuyante, au profil atonal, s’affermit en élargissant son rayon d’action, toujours arrimée à des points de suspension, lestée de notes répétées ou tourbillonnantes (Rhythms hung in undrawn sky), et, s’il est question d’une rêverie, ses méandres obscurs se font menaçants, troublés de grondements sourds qui repoussent en la recouvrant un semblant de cadence timide (Abdullah). Sadness dit ce qui gouverne cette époque, et aussi bien ce contre quoi la musique lutte de toutes ses forces. Déjà le silence rongeur ouvre sur les abîmes d’une interrogation infinie, sans cesse reprise, interminable : la contemplation du vide qui prend aujourd’hui l’aspect apaisé du recueillement avait hier le sens d’un retour infini sur le théâtre d’une angoisse intime qu’il fallait affronter coûte que coûte. Se jouait en ces années 80 un combat tragique qui ne pouvait se poursuivre indéfiniment mais perdura néanmoins une vingtaine d’années.
La rencontre avec la musique d’Annette Peacock, en proie elle aussi à de sombres démons, aura certainement permis à Marilyn Crispell de se défaire des siens, témoin l’album pivot où tout se joua mentionné plus haut. Reste que ce questionnement ressassé est pour nous plus fort et plus fécond, en dépit de son âpreté, que la vacuité joliment décorée qui s’étale tout au long d’Amaryllis. Deux années plus tard, le batteur Doug James donne un contrepoint feutré à ces divisions intimes ; épousant leur ressac, il le plombe légèrement de ses mailloches (Minstrels). Présent, délicat, attentif à ne pas brusquer les songeries sépia d’Opium dream eyes, tissées de fils de soie, il s’avère un compagnon idéal. C’est enfin à Paris que nous retrouvons la pianiste américaine, pour une longue improvisation à quatre. Elle joue exemplairement le jeu collectif sans rien abandonner de ce qui la hante, drape des fonds que zèbrent les cordes vives de Mattos et Didier Petit, s’efface, resurgit en houles blanches, jusqu’à ce qu’au dernier quart, lorsque tous se taisent, elle se lance en une course effrénée, seule d’abord, longtemps, devant ses partenaires qu’on imagine médusés, puis rejointe dans sa chevauchée où elle laisse jaillir en pluie drue les démons qu’elle a longtemps tenus au secret. Cette ruée soudaine dit l’urgence qui l’habite : la musique ne pouvait s’achever qu’elle ne se soit livrée, entière. C’est ainsi que nous l’aimons.
Marilyn Crispell (p). New York, 7 mai 1983
Marilyn Crispell (p), Doug James (dm). Woodstock 7-9 mars 1985
Marilyn Crispell (p), Didier Petit (cello), Marcio Mattos (b), Youval Micenmacher (dm). Paris, 19 novembre 1986