Intelligent et surprenant, Voyages, le premier long métrage d’Emmanuel Finkiel constitue la très bonne surprise de cette rentrée. Fortement remarqué lors du dernier Festival de Cannes, il vient en outre confirmer qu’une part précieuse du cinéma actuel se situe à la croisée du documentaire et de la fiction. En effet, comme Rosetta des frères Dardenne, Voyages est une fiction juste à base de réel, le film travaillant une matière quasi documentaire jusqu’à en libérer la valeur poétique. Il s’agit d’oublier la pesante dichotomie du vrai et du faux pour trouver la forme adéquate, ce « menteur qui dit toujours la vérité ». Alors, le réel social ou politique n’est plus saisi par le lourd attirail des caméras de télévision ou par les plans « victimaires » des journaux télévisés, qui finissent par ravaler la prise de vue à une sinistre garde à vue. C’est par un geste émancipateur et sensible que les Dardenne ou Finkiel se libèrent de cette glu « documenteuse » pour toucher de près le cœur de leur sujet : l’intimité du dénuement dans Rosetta, l’intimité de la mémoire dans Voyages.
Ce que montre le film de Finkiel est à la fois très beau et très précis : ce sont les fils ténus qui relient trois femmes à leur passé, les intimes voies par lesquelles elles rejoignent mentalement le lieu qui les fait souffrir, ce lieu qui leur est propre et qu’elles convoquent moins par exorcisme que par besoin vital. Comme si avoir un endroit à soi en ce monde, dans le monde d’après, était la chose la plus précieuse. Même un endroit de souffrance. C’est volontairement qu’on n’a pas encore mentionné quel temps et quel lieu cette mémoire appelle, car rarement le souvenir des camps aura aussi intelligemment servi une fiction sans jamais se poser en « grand sujet », en « devoir de mémoire » civique. L’erreur serait de considérer Voyages comme l’énième épisode d’une fresque à vocation pédagogique intitulée : « Souvenons-nous » ; et qui fait trop souvent office de coquille vide rhétorique quand l’essentiel est oublié : « Qui se souvient et de quoi ? ».
Le film, structuré en trois parties-portraits, accompagne les personnages dans leur cheminement intérieur et révèle peu à peu comment chacun d’eux vit avec le poids du passé. Ce qui marque le spectateur, c’est la qualité d’écriture et l’intelligence de la construction. Chaque épisode de Voyages développe un type de relation intime à la mémoire et inscrit le questionnement du personnage dans un cadre fictionnel -spatial et temporel- dont Finkiel exploite toutes les possibilités narratives. Ainsi, la première histoire prend comme prétexte un voyage-pélerinage au camp d’Auschwitz pour dessiner le portrait de Riwka, femme bouleversante, exilée dans sa douleur, déchirée par un passé qui ne passe pas. Une panne du car dans un désert de neige, à quelques kilomètres du camp, crée alors une situation passionnante au cours de laquelle se développe et s’affine la solitude du personnage, contrastant avec l’agitation et l’impatience du collectif qui l’accompagne. En plus de cette remarquable mise en situation, le sens du cadre de Finkiel donne à voir quelques plans magnifiques qui toujours collent à l’expérience intérieure des personnages. Comme celui qui conclut la première histoire, plan d’incommunicabilité captant l’irréductible tristesse dans le cœur de Riwka. Elle, dans le bus, détourne son regard du mari désemparé qui l’attend à l’extérieur. Une vitre embuée les sépare alors. Et tellement plus.
La force de Voyages, c’est qu’on oublie ni Riwka, ni Régine et Véra, les protagonistes des deux autres histoires. On s’en rappelle comme des personnages de cinéma. On revoit leur silhouette, on entend leur voix ; puis on se dit qu’elles ont existé pour de vrai. On a raison : elles ont existé pour de vrai.