Le premier sentiment qu’on a en ouvrant Maître et chien est mitigé : pour être présenté par l’éditeur comme figurant désormais au « panthéon des œuvres littéraires composées à la gloire de nos animaux de compagnie », le livre suscite un certain sentiment de malaise. Non pas que le lecteur soit fondé à contester sa prétendue place parmi d’autres du même rayon : on consent volontiers à croire que ces pages tenant de la confidence anthropomorphique sur fond de braconnage canin y firent aisément un jour bonne figure. Ce qui gêne tient peut-être plus généralement à l’idée que de toute façon n’importe quel document retrouvé au fond d’un tiroir d’écrivain commanderait d’abord, au-delà de toute objectivité, le respect sinon la vénération, et quelle que soit la raison qu’aurait eue l’auteur de ne pas lui donner son imprimatur. Il apparaît bien pourtant que nous ne sommes pas en présence d’une œuvre posthume puisque ce texte fut inséré jadis dans un volume que Grasset publia sous le titre de Sang royal et qui comprenait, en outre, un bref récit intitulé Désordre. Alors, d’où vient l’embarras du lecteur ?
Celui-ci y admire assurément l’excellence d’une langue collant toujours à son propos : conter par le menu les relations que l’auteur eut avec Bauschan, un chien d’arrêt d’origine incertaine acquis sans grande conviction par les Mann auprès de particuliers moyennant quelques pfennigs. Aucun détail, à ce sujet, ne nous est épargné pour que chacune des parties de chasse quotidiennes racontées dans ces pages rende compte le plus exactement possible des capacités dont la Providence a doté le cher animal, ou plutôt de ses bévues et de l’inévitable ridicule qui en découle aux yeux de son maître. Et peut-être est-ce cela, en définitive, qui explique la difficulté à suivre cette confidence avec un plaisir sans mélange : cette insistance fâcheuse à relever ce qui d’un chien sans race officielle semble le plus insupportable au dandy hautement civilisé et raffiné que Thomas Mann tient souvent à rappeler qu’il fut. Il n’est jusqu’à l’épisode évoquant sur le tard une maladie dont souffrit son compagnon qui n’ajoute à la somme des défauts toujours signalés en regard des mérites prêtés aux sujets de race authentique !
Nul doute pourtant qu’il s’agisse, ici, du « récit d’une passion » : mais quand Thomas Mann entendait y borner son principal dessein, nous lisons, au final, une suite de variations sans humour sur le thème des difficultés d’un esprit à vivre sans arrière-pensée le postulat de tolérance qu’il avait jusqu’alors mis en exergue à tous ses écrits. Mais il est vrai aussi que ce livre n’entendait pas nous parler d’humanisme. Il reste que nous y retrouvons toutes les ambiguïtés d’un intellectuel parvenant mal à se départir d’un conservatisme qui lui était inné. Maître et chien présentera de ce point de vue un intérêt inattendu pour qui s’interrogerait sur sa réelle nécessité.